Électricité « 100 % renouvelable » : une utopie européenne ?

Georges SAPY

Électricité « 100 % renouvelable » : une utopie européenne ?

 

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Résumé et conclusions

Six ministres de l’environnement de pays membres de l’UE (Luxembourg, Lituanie, Autriche, Irlande, Espagne et Danemark) ont demandé le 12 mars 2020 à la Commission européenne d’engager l’étude de scénarios 100 % renouvelables en 2050 pour l’Europe entière, y compris pour le secteur de l’électricité. Une telle demande est-elle réaliste ? Tenter de répondre à cette question dans le domaine de l’électricité en prenant le cas de la France est l’objet de cette note.

Élaborer un scénario à partir d’une feuille blanche étant très complexe, l’approche retenue ici consiste à s’appuyer sur un scénario existant déjà étudié par RTE à l’horizon 2035, le scénario dénommé « Watt », qui comporte très peu de nucléaire et beaucoup de gaz fossile et à l’adapter en supprimant le nucléaire et en remplaçant le gaz fossile par du méthane de synthèse obtenu par méthanation du CO2 par l’hydrogène produit par électrolyse à partir d’une électricité 100 % décarbonée, les autres sources d’énergie étant déjà renouvelables : hydraulique, biomasse, éolien, photovoltaïque et marginalement énergies marines.

Une variante utilisant directement l’hydrogène, dont la chaîne de stockage/déstockage, plus courte, a moins de pertes et possède donc un meilleur rendement global, est également évaluée. Mais la possibilité de produire à nouveau de l’électricité à partir de cet hydrogène stocké en utilisant des piles à combustibles (PAC) n’a pas été retenue car les technologies de mise en œuvre sur les réseaux en sont encore au stade de la R&D et présentent des incertitudes majeures. 

Plusieurs mix sont ainsi étudiés pour des consommations de 410 TWh/an (celle du scénario Watt) et de 570 TWh/an (celle du scénario SNBC) indépendamment de la pertinence de cette dernière consommation à l’horizon 2050, très insuffisante dans l’hypothèse d’une substitution massive d’électricité aux sources d’énergie fossiles dans tous les secteurs de l’économie. Les résultats recherchés se limitent aux grandeurs physiques de ces mix (énergies et puissances qu’il serait nécessaire de mettre en jeu) car elles sont suffisamment conclusives pour qu’il soit inutile de passer au chiffrage détaillé des coûts.

Les résultats obtenus sont en effet sans ambiguïté : pour produire 570 TWh/an, pertes réseau comprises, les parcs éoliens et photovoltaïques qui seraient nécessaires seraient colossaux si on les compare aux parcs installés à fin 2019 en Allemagne (110 GW dont 61 d’éolien, pays européen le plus doté) et en France (26 GW dont un peu moins de 17 GW d’éolien). Les dimensionnements nécessaires dépendent fortement des rendements globaux de conversion des chaînes de production et stockage/déstockage des gaz de synthèse, méthane ou hydrogène, et seraient de l’ordre de :

* Avec les rendements actuels (≈ 20 % pour la chaîne méthane, ≈ 33 % pour la chaîne hydrogène) :

Chaîne de stockage/déstockage selon gaz de synthèse utilisé

Capacité installée nécessaire exprimée en équivalents de parcs éoliens et photovoltaïques actuels

Avec méthane

≈ 4,3 fois le parc allemand                                                 ≈ 18 fois le parc français  

Avec hydrogène

≈ 3,1 fois le parc allemand                                                  ≈ 13 fois le parc français

* Avec des rendements améliorés maximum réalistes de ces chaînes (≈ 37 % pour la chaîne méthane, ≈ 44 % pour la chaîne hydrogène) pour des installations industrielles alimentées en conditions opérationnelles par des sources intermittentes éoliennes et photovoltaïques :

Chaîne de stockage/déstockage selon gaz de synthèse utilisé

Capacité installée nécessaire exprimée en équivalents de parcs éoliens et photovoltaïques actuels

Avec méthane

≈ 2,9 fois le parc allemand                                                 ≈ 12 fois le parc français

Avec hydrogène

≈ 2,7 fois le parc allemand                                                 ≈ 11 fois le parc français

Ainsi, avec les rendements actuels, il faudrait construire plus de 4 fois le parc allemand éolien et photovoltaïque actuel si l’on stocke du méthane de synthèse et plus de 3 fois ce même parc si on utilise directement l’hydrogène. Et même en misant sur des rendements améliorés (qui restent à obtenir via la R&D puis ensuite sur des installations industrielles), il faudrait encore construire respectivement 2,9 et 2,7 fois ce même parc, ce qui resterait considérable. Et par rapport au parc français actuel, les facteurs multiplicatifs nécessaires s’échelonneraient selon les cas de... 18 à 11 ! Est-ce seulement imaginable ? Sans compter les considérables capacités nécessaires en électrolyseurs associés et les renforcements et extensions de réseaux indispensables pour raccorder toutes ces installations.

Par conséquent, sans même parler des coûts, qui seraient nécessairement très élevés comme le prouve déjà l’expérience allemande pourtant encore très loin du « 100 % renouvelable », ces résultats posent clairement la question des impacts physiques, sociétaux et environnementaux de telles installations : où installerait-on de telles capacités d’éoliennes à terre et en mer et de panneaux photovoltaïques ? Cela dans un contexte de très forte montée des oppositions sociétales à l’éolien terrestre qui se manifestent en France alors que moins de... 17 GW sont actuellement installés, avec un nombre d’éoliennes qui devrait a minima être multiplié par 3 malgré ces oppositions ! Et ne représenterait pourtant que moins de 20 % des capacités renouvelables nécessaires, les plus de 80 % restants devant être comblés par l’éolien en mer (actuellement inexistant...) et les grandes centrales photovoltaïques au sol (bien moins coûteuses que le photovoltaïque en toitures) qui suscitent également des oppositions sociétales croissantes... Autre question majeure : l’impact sur les consommations de matières premières rares (terres rares) ou moins rares mais chères (cuivre notamment) est-il soutenable dans la durée ?

Or, ces résultats s’expliquent par une raison de fond : sauf heureuse exception (pays massivement doté d’hydraulique, de biomasse ou de géothermie), tout scénario « 100 % renouvelable » est condamné à utiliser massivement les énergies intermittentes éoliennes et photovoltaïques, les seules à avoir, au moins sur le papier, le potentiel de développement important nécessaire, devant être impérativement complétées par des systèmes de stockage d’énergie qui devraient présenter trois qualités majeures : un rendement élevé, une très grande capacité et une longue durée de stockage, y compris intersaisonnière. Aucun système connu à ce jour ne répond simultanément à ces trois critères : les gaz de synthèse satisfont les deux derniers mais pas le premier. Inversement, les STEPs (Stations de transfert d’énergie par pompage) répondent au premier mais pas aux deux autres. Elles se substituent utilement au gaz de synthèse à l’échelle infra journalière ou infra hebdomadaire, pour fournir de la puissance de pointe, à condition de pouvoir être rechargées, mais leur puissance et leur capacité de stockage sont limitées. L’utilisation future souvent envisagée des batteries des véhicules électriques pour soutenir le réseau pourrait être utile pour apporter une puissance de pointe supplémentaire, supérieure à celle des STEPs, mais ne réduirait que peu les besoins en gaz de synthèse.

Tant qu’aucune autre solution de stockage ne sera disponible à un coût soutenable, il restera extrêmement difficile et très coûteux de se priver des énergies de stock. Sachant qu’une seule d’entre elles, l’énergie nucléaire, réunit trois qualités indispensables : elle est totalement décarbonée au stade de la production, possède la bonne échelle pour répondre à tous les besoins et est disponible en fonction de la demande, contrairement au vent ou au soleil. Les potentiels de développement de l’hydraulique et de la biomasse (toutes deux énergies de stock renouvelables annuellement) étant beaucoup trop faibles pour jouer ce rôle.

En définitive, les fondamentaux du « 100 % renouvelable » tels qu’ils existent à ce jour impliquent deux conséquences majeures :

* Un sevrage en électricité pour l’économie, car la nécessité de stocker l’électricité intermittente en l’absence d’énergies de stock n’est physiquement (et économiquement) soutenable que pour des productibles très limités. Au-delà, les dimensionnements physiques et les coûts induits explosent rapidement...,

* La non-priorité de fait qui en résulte accordée à la lutte contre le réchauffement climatique, dans la mesure où ce sevrage en électricité :

   ° Limiterait les possibilités de substitution de ce vecteur aux énergies fossiles massivement utilisées dans les divers secteurs de l’économie : mobilité, habitat, industrie, etc. Ce qui rendrait impossible leur élimination, avec pour conséquence l’échec annoncé de la neutralité carbone,

   ° Provoquerait des pénuries d’électricité destructrices d’une vie sociale et économique normale, car les besoins en énergie, même réduits grâce aux progrès d’efficacité énergétique et de sobriété, ne pourront être satisfaits à un niveau suffisant que par une électricité abondante. Sa pénurie serait socialement inacceptable et conduirait, en l’absence de nucléaire, à un recours massif au gaz fossile, seule autre source encore abondante pour longtemps à des prix très inférieurs à ceux des gaz de synthèse ou du biométhane, malgré les coûts croissants de la tonne de CO2. Car l’opposition de l’opinion à une augmentation inconsidérée et insoutenable des coûts de l’électricité ferait le reste, l’électricité étant plus que jamais un bien de première nécessité.

En clair, l’illusion du « 100 % renouvelable » prépare l’avènement du gaz fossile en Europe comme solution réaliste de repli. Ce qui serait évidemment catastrophique pour le climat et mettrait le continent, qui n’aura bientôt plus de gaz, sous la dépendance du reste du monde. Certains pays européens semblent déjà l’avoir entériné, ce qui les regarde. La France veut-elle s’engager dans la même impasse physique, environnementale, sociale et financière ?

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Plan de l’étude

1 – Un mix « 100 % renouvelable » adapté d’un scénario de RTE (P.3)

2 – Moyens à mettre en œuvre pour assurer des consommations de 410 et 570 TWh/an de mix « 100 % renouvelables » (P.3)

3 – Recours direct au stockage/déstockage d’hydrogène (P.12)

4 – Pourra-t-on faire fonctionner les réseaux avec peu ou pas de machines synchrones ? R&D actuellement en cours... (P.14)

5 – Bilan des mix envisageables à ce jour sur la base du stockage via les gaz de synthèse (P.18)

6 – Apports possibles de moyens de stockage d’énergie à rendement élevé (P.19)

7 – Pour conclure à ce stade des connaissances (P.23)

Références (P.24)

 

Lien (format pdf) vers l'étude complète de Georges SAPY

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