Interview d'Hervé NIFENECKER par SFEN - Jeune Génération

SLC

 

Interview de Hervé NIFENECKER, fondateur de "Sauvons le Climat", publiée sur le site de SFEN- Jeune Génération le 1er février 2012 - sfenjg.org

1. M. Nifenecker, vous êtes président d’honneur de l’association Sauvons Le Climat : quel est votre parcours et qu’est-ce qui vous à amené à vous engager dans la lutte contre les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) ?

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J’ai débuté ma carrière au CEA en 1958. A l’époque, je travaillais sur le thème de la physique nucléaire fondamentale. Je suis ensuite parti en 1986 au CNRS en tant que chercheur des particules. En 1992, Carlo Rubia, ancien directeur du CERN et prix Nobel, avait évoqué les réacteurs ADS et nous avait demandé de l’aider à caractériser une expérience. C. Rubia m’a ainsi montré l’intérêt du sujet et nous avons crée un groupe au CNRS avec Jean-Louis Loiseaux où nous nous sommes intéressés à différents types de réacteurs : réacteurs sous critiques pilotés par accélérateur (ADSR), réacteurs à sels fondus, cycle du thorium… autant de défis technologiques passionnants qui m’ont plus tard amené à envisager le rôle que pouvait alors jouer le secteur du nucléaire dans un monde sensibilisé aux problématiques du réchauffement climatique. Nous avons publié sur le sujet des ADSR le livre « Accelerator Driven Subcritical Nuclear Reactors » (IOP 2003).

En 1994 (NDLR : Sommet de Rio), un groupe de réflexion au sein de la Société Française de Physiques a été créé sur ce sujet, sur le sujet de la gestion des déchets nucléaires débouchant sur un livre collectif « Les déchets Nucléaires » édité par R.Turlay (EDP Sciences 1997). Afin de définir cette gestion il était devenu évident qu’il était nécessaire de comprendre auel pourrait être le rôle futur du nucléaire. Toujours au sein de la SFP nous avons créé une commission sur l’énergie qui a donné lieu à la publication de deux livres publiés chez EDP Sciences : « L’énergie dans le monde : bilan et perspectives » (EDP Sciences 2001), puis un livre collectif (EDP Sciences 2005) « L’énergie de demain, techniques, environnement, économie ». Comprenant que le débat sur le nucléaire était piégé entre les militants anti-nucléaires et les membres de l’establishement pro-nucléaire, nous avons ressenti le besoin de pouvoir nous exprimer librement sur le sujet « le changement du climat et le nucléaire ».

En 2004, avec le soutien de 5 associations (AEPN, ARCEA, MNLE SFEN, et SFP), Sauvons Le Climat est né, avec pour but d’informer sur le réchauffement climatique et ses impacts en matière d’énergie.

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2. Quelles sont les actions de SLC ?

Sauvons Le Climat est une association absolument neutre politiquement et rigoureuse scientifiquement. Sauvons Le Climat donne des arguments et informe à partir de faits scientifiques, réalise des études validées par le Conseil Scientifique, des communiqués hebdomadaires, organise et participe à des conférences. Nous organisons par ailleurs et tous les ans une école d’été. Sans parti pris, nous sommes également sollicités pour la commission Energie 2050 lancée par Eric Besson tout comme par le spécialiste des questions énergétiques de François Hollande.

Le manifeste que nous avons publié, lors de la création de l’association, alerte sur le danger réel du réchauffement climatique et propose des solutions pour réduire les émissions de GES : des économies d’énergie bien sûr, mais aussi la production d’électricité d’origine nucléaire (en remplacement de la combustion fossile) et le développement des énergies renouvelables, particulièrement pour les sites isolés et les pays dont le réseau électrique est peu développé. Trois Prix Nobel (Georges Charpak, Pierre Gilles de Gennes et Jean-Marie Lehn) et quatre anciens ministres (Roselyne Bachelot, Jean-Pierre Chevènement, Hubert Curien et Michel Rocard) figurent parmi les 3000 signataires du manifeste.

Le manifeste SLC se trouve à cette adresse : http://www.sauvonsleclimat.org/manifeste-slc.html

3. Le scénario « négaWatt » vise une sortie du nucléaire grâce à d’importantes réductions de la consommation énergétique et à l’utilisation de toutes les formes d’énergies renouvelables. De son côté, SLC propose le scénario « Négatep » qui divise par 4 les rejets de CO2 dus à l’énergie en réduisant la part des combustibles fossiles et en conservant le nucléaire. Quelles sont les grandes lignes de ce scénario et quelle est votre analyse comparativement à celui de « NégaWatt » ?

En ce qui concerne la réduction des émissions de CO2, ces deux scénarios mènent au même résultat mais par des moyens radicalement différents : « NégaWatt » suppose une diminution de la demande en énergie primaire de 65% par rapport à 2010 et un arrêt total de production d’électricité d’origine nucléaire d’ici 2033. Les réductions d’émissions de CO2 sont assurées mais au prix d’une « dictature verte », ie par des économies d’énergie que nous jugeons déraisonnables car au détriment de la qualité de vie. On notera aussi que le scénario NegaWatt prône une utilisation massive de la biomasse qui pourrait être problématique : la biomasse comme source d’énergie n’est en effet pas neutre en termes de protection de la biodiversité. Un usage intensif de la biomasse à une échelle industrielle ne peut être garanti sans étude préliminaire.

NegaWatt prône également un usage massif de l’éolien et du solaire. Si nous soutenons ces sources d’énergie, il faut également en reconnaître les limites. Pour des raisons de disponibilité et d’intermittence, les études que nous avons réalisées montrent que le maximum de production atteignable est de 15%. Il faudrait compenser par des moyens de production utilisant du gaz ou pire, du charbon. Par ailleurs le coût d’un tel développement sera considérable. Atteindre les objectifs du scénario NegaWatt en ce qui concerne l’utilisation des combustibles fossiles, avec les hypothèses du scénario NegaWatt est impossible et ce qui est impossible ne se fera pas. Un tel scénario fait que mécaniquement nous ne respecterons pas les objectifs de réduction de CO2.

L’analyse du scénario NegaWatt par Sauvons Le Climat est disponible sur le site http://www.sauvonsleclimat.org/etudeshtml/analyse-du-scenario-negawatt-2011/35-fparticles/943-analyse-du-scenario-negawatt-2011.html

Pour atteindre les mêmes objectifs CO2 que NegaWatt, notre scénario, dit « Négatep », préconise une réduction de l’utilisation des combustibles fossiles dans les sources d’énergie et d’électricité. L’énergie nucléaire doit être développée. Quant aux renouvelables, sans réelle capacité de stockage de l’électricité produite, ils ne peuvent pas être développés au-delà d’une part de 19% dans le mix électrique.

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Consommation d’énergie

L’énergie éolienne, et notamment off-shore est intéressante. Je pense que l’arrivée d’Areva et d’Alstom sur l’éolien off-shore est une bonne chose pour l’industrie française, compte tenu notamment de son ambition à l’export. Concernant l’énergie photovoltaïque, il faut encore soutenir davantage la recherche. Le photovoltaïque a un grand potentiel s’il est pensé à l’échelle mondiale. Des expériences intéressantes ont lieu en ce sens en Corse. Le photovoltaïque doit être particulièrement favorisé et développé dans les zones isolées, couplé à des systèmes de batteries. En revanche, favoriser le photovoltaïque individuel est une idée discutable car cela coûte très cher à la collectivité, du fait des systèmes de subvention et cela a peu d’impact sur les émissions de CO2. L’électricité est en effet produite essentiellement « à midi et en été », c’est-à-dire aux moments où la consommation est relativement basse.

Pour rendre l’éolien et le photovoltaïque réellement intéressant, il reste encore un grand travail à réaliser, en particulier concernant le stockage. J’espère que des recherches seront lancées en ce sens. Au lieu de sponsoriser des réalisations industrielles par le système de l’obligation d’achat énergies via le CSPE (Contribution Sociale à la Production d’Electricité), il vaudrait mieux avec cet argent financer la recherche. Nous sommes enfin favorables au stockage du CO2, tout en en soulignant les limites.

Télécharger le scénario « Négatep » : http://www.sauvonsleclimat.org/images/articles/pdf_files/best_of/negatep 2011.pdf

4. A votre avis, faut-il réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique français ?

Nous faisons face aujourd’hui à une multiplication des scénarios. L’accident de Fukushima a remis en cause le statut du nucléaire. Le choix que nous faisons d’accorder une place importante au nucléaire dans notre scénario Negatep n’est pas un postulat mais le résultat de notre analyse. La défense du nucléaire n’est pas notre objectif. Notre objectif est de réduire les émissions de GES afin de limiter le changement climatique inéluctable si nous ne faisons rien.

Si nous voulons atteindre cet objectif, comme expliqué plus haut, il faut maintenir la part du nucléaire dans le bouquet énergétique français. Le parc nucléaire devra alors tôt ou tard être renouvelé.

Mais la construction de l’EPR en France est plus coûteuse et plus longue que prévue. Il faudrait d’ailleurs que toute la lumière soit faite sur cette question du coût, d’autant plus qu’il semble que les EPR construits en Chine le seront dans le respect des délais et des prix initiaux. La situation actuelle est difficilement acceptable et entrave le développement du nucléaire. Cette incertitude devra être levée avant de lancer un programme large, même si des effets de série peuvent faire diminuer ces coûts.

Le parc nucléaire existant ne pourra donc pas être remplacé par des EPR à un rythme suffisant avant quelques années : l’électricité éolienne et celle produite par des centrales à gaz (il faut noter que 16GW de centrales à gaz sont d’ailleurs aujourd’hui en construction en France !) se développant, la part du nucléaire diminuera naturellement jusqu’à environ 60% à l’horizon 2020-2025.

5. La politique énergétique devrait-elle être « européanisée » ?

Concernant une politique énergétique au niveau européen, c’est d’abord la question du nucléaire qui devra être résolue. Des objectifs de réduction de CO2 ont été définis : l’Union Européenne doit réduire ses émissions de 20% par rapport à 1990 d’ici 2020. Comment l’Allemagne pourra-t-elle tenir son objectif avec l’arrêt de ses centrales nucléaires ? Combien coûtera son électricité quand la taxe sur la production de CO2 sera mise en place en 2013 ? Les réponses à ces questions seront déterminantes.

Mais, pour moi la sortie du nucléaire en Allemagne veut dire que l’Allemagne abandonne ses objectifs de réduction de GES. Il faudra en faire le bilan en 2022, mais je ne crois pas un instant que l’Allemagne pourra diminuer ses émissions de CO2 de manière (sauf approfondissement de la crise économique) . Je suis convaincu que les Allemands rejetteront ces objectifs et l’application de la taxe carbone. L’Allemagne va alors essayer d’imposer l’utilisation des renouvelables pour favoriser ses propres industries. L’Europe devrait être plus sévère sur le CO2, mais ne pas imposer de choix technologique, ce qu’essaye de faire l’Allemagne. Le renouvelable comme le nucléaire ne sont pas des objectifs, ce sont des moyens. L’objectif, encore une fois, doit être la réduction de CO2.

Le grand perdant de la décision allemande, c’est le climat et cela me désole.

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Emissions de GES

Sur le plan économique et politique, le choix allemand est contraire à l’indépendance énergétique de l’Europe. Ils utiliseront leur balance commerciale positive pour acheter de l’électricité ailleurs. Mais remarquons aussi le cas de l’Angleterre qui a maintenu son programme nucléaire et où on n’observe pas de politisation du débat sur cette énergie.

6. Le nucléaire occupe aujourd’hui une place médiatique importante. Comment l’expliquer et cette communication est-elle objective ?

Ceci s’explique tout d’abord, par l’accident de Fukushima survenu en mars 2011 qui a remis en cause le statut du nucléaire en France. Cette question sera sans doute essentielle dans la campagne électorale : le débat est déjà engagé avec l’accord entre le PS et EELV ainsi que par la commission Energie 2050 lancée par le ministre de l’Energie. Je déplore toute utilisation purement politique sur ce sujet car on en oublie alors les exigences environnementales.

Mais, il est vrai que le nucléaire souffre d’un grand manque de communication : ce sujet nécessite un travail de fond pour appréhender ses problématiques et peu de journalistes font ce travail. Il est décevant que d’excellents travaux comme le rapport de l’OPECST sur l’avenir de la filière nucléaire en France ne trouvent aucun écho dans les médias.

La France est aujourd’hui piégée dans une lutte idéologique autour du nucléaire qui exclut totalement la problématique des combustibles fossiles et la nécessaire diminution de leur utilisation. D’autre part, personne n’évoque le bilan sanitaire des accidents nucléaires très limité par rapport aux conséquences de l’utilisation des combustibles fossiles.

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Impacts sanitaires

7. Considérez-vous le nucléaire comme une énergie du passé ou du futur ? Quelle place pour la génération IV ?

L’utilisation de l’énergie nucléaire a environ 50 ans, alors que l’utilisation des autres ressources d’énergie, comme les moulins à vent, est très ancienne. Ce n’est donc certainement pas une énergie du passé ! Elle est d’ailleurs pleine d’avenir, notamment en Asie où les Chinois et les Indiens comptent bien investir massivement dans cette énergie. Les Américains n’ont pas non plus perdu leur sang-froid même s’ils sont plus sensibles à l’argument de l’indépendance énergétique qu’à celui du climat. Sur ce dernier point, l’arrivée du gaz de schiste, a eu des conséquences néfastes sur le développement du nucléaire mais pire encore sur leurs émissions de GES.

Quant au développement des réacteurs de génération IV, cela dépendra des constructions et des décisions prises par les gouvernements : avec une demande en uranium croissante, le problème des ressources limitera dans le temps la possibilité d’exploitation de nos réacteurs de générations III, et créera de fait un besoin crucial pour les réacteurs dits « surgénérateurs ». Pour la France, c’est une question de politique industrielle. Nous avons les compétences et une expérience via Superphénix. Il faudra reprendre la main, via notamment Astrid. Mais au delà d’Astrid, il faudrait aussi essayer d’autres systemes tels que ceux à sels fondus qui méritent sûrement un petit démonstrateur.

 

Des propos recueillis par Sophie Missirian, Alexandra Bordier et Bianka Shoai-Tehrani pour la SFEN Jeune Génération.

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