Un système électrique « 100 % renouvelable » est-il réellement possible ?
Le mercredi 27 janvier 2021, RTE (gestionnaire du Réseau de Transport de l’Électricité) a officiellement présenté en conférence de presse son étude réalisée en commun avec l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie) intitulée :
« Conditions et prérequis en matière de faisabilité technique pour un système électrique avec une forte proportion d’énergies renouvelables à l’horizon 2050 » (Synthèse)
Cette étude a été commanditée par le gouvernement français. Tout en disant bien les choses essentielles, elle est un modèle de publication à deux niveaux possibles de lecture, sans doute destiné à satisfaire plusieurs lectorats, qui y trouveront ce qu’ils cherchent. Une lecture sommaire et rapide peut conduire à conclure « c’est possible » ! Pourtant, entrer dans les conditions et prérequis au travers d’une lecture beaucoup plus attentive et approfondie permet de comprendre que les défis à relever sont en réalité extrêmement importants…
Ce double niveau de lecture apparaît dès le début du rapport d’étude lorsqu’on lit :
« Même si elles doivent encore faire l'objet d'une démonstration à grande échelle, il existe un consensus scientifique sur l’existence de solutions technologiques permettant de maintenir la stabilité du système électrique sans production conventionnelle […] Cette solution a été testée avec succès en laboratoire (dans le cadre du projet européen MIGRATE, par exemple) et sur des micro-réseaux, mais pas encore à l'échelle d'un grand système électrique, où d'autres complications pourraient survenir. Des expériences à grande échelle sont nécessaires dans les années à venir pour valider ce concept ».
Plus loin dans le corps du texte, il est ensuite question d’un :
« large consensus scientifique sur la stabilité « théorique » d'un système électrique sans moyen de production conventionnel ».
On passera sur le fait qu’un consensus qui ne porte que sur les aspects « théoriques » ne peut être « scientifique », le propre de la démarche scientifique étant de confronter la théorie à la réalité. Le point important ici est que la réalité se limite à des résultats de laboratoire et des expériences sur des micro-réseaux, qui n’ont rien à voir avec des grands réseaux ; l’étude le note d’ailleurs un peu plus loin :
« Il n'existe aucune démonstration de la faisabilité d'une intégration très poussée d'EnR variables comme l'éolien et le photovoltaïque sur un grand système électrique, et des enjeux techniques nouveaux sont forcément appelés à émerger ».
Les choses sont donc en réalité claires : tout reste à faire en matière de validation expérimentale sur les grands réseaux, ce qui implique de respecter « quatre ensembles de conditions strictes et cumulatives » pour permettre l’intégration d’une proportion très élevée d’énergies renouvelables :
1 - Conserver la stabilité du système électrique malgré la réduction des moyens pilotables actuels à un niveau qui devra être équivalent à ce qu’elle est actuellement. C’est la condition sine qua non de viabilité d’un tel système, qui conditionne toute la suite et fait l’objet de développements plus approfondis ci-après,
2 - Développer de nouveaux moyens de compensation de la variabilité considérable des sources éoliennes et photovoltaïques incluant notamment : de nouvelles unités de pointe pilotables qui devront fonctionner aux gaz combustibles de synthèse comme l’hydrogène ou au biométhane pour ne pas émettre de CO2 ; des installations de stockage à grande échelle de ces gaz combustibles de synthèse ou biologiques ; une flexibilité considérable du côté de la demande, c’est-à-dire en langage courant une large adaptation de la consommation à la production disponible éolienne et photovoltaïque.
3 - Redimensionner complètement les réserves de sécurité pour compenser les aléas de production. Elles devront être fortement augmentées pour faire face aux incertitudes et à la nature intermittente, variable et décentralisée des productions éoliennes et photovoltaïques.
4 - Étendre et renforcer très fortement les réseaux de transport et de distribution pour accueillir les flux supplémentaires d’électricité éolienne et photovoltaïque, largement répartis géographiquement ce qui aura notamment un impact important sur l’occupation de l’espace et l’acceptabilité sociétale.
Si les mots ont un sens, « conditions strictes et cumulatives » signifie que si l’une de ces conditions n’est pas au rendez-vous, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Or, cumuler quatre conditions qui seront toutes difficiles voire très difficiles à satisfaire individuellement diminue fortement la probabilité globale de réussite. En outre viendront s’y ajouter d’autres difficultés non techniques mais tout aussi essentielles, à commencer par l’acceptabilité sociétale, largement transverse à trois de ces quatre conditions.
La première condition énoncée ci-dessus est la plus critique car elle implique un changement radical dans la conception et l’exploitation des systèmes électriques. Sa totale satisfaction conditionne donc la viabilité technique de tels systèmes. Les principales raisons en sont explicitées ci-après.
Garantir la stabilité du système électrique malgré la réduction des moyens pilotables actuels
La stabilité instantanée est la condition la plus fondamentale d’un fonctionnement opérationnel d’un système électrique. Dans un nouveau système 100 % renouvelable, les sources de courant seraient raccordées au réseau par de l’électronique de puissance (onduleurs) et non plus constituées par des alternateurs synchrones dont ne subsisteraient que ceux des centrales hydrauliques et à biomasse. Cette disparition massive des alternateurs synchrones aurait deux conséquences majeures :
* Dans le système actuel, l’inertie apportée par les rotors des alternateurs joue un rôle essentiel dans la stabilisation de la fréquence en amortissant ses variations brutales, ce qui laisse aux régulateurs de puissance des machines le temps de rétablir l’équilibre production-consommation. Il existe cependant une solution palliative indiquée dans l’étude, qui consiste à utiliser des « compensateurs synchrones » qui ne sont rien d’autre que des alternateurs raccordés au réseau qui tournent à vide sans fournir d’énergie. Cette question pourrait donc trouver une solution éprouvée, mais dont « le déploiement généralisé pour assurer la stabilité du système à grande échelle reste à évaluer » selon l’étude de RTE.
* Contrairement aux alternateurs qui génèrent leur propre onde en fréquence et en tension et se synchronisent entre eux de façon autonome pour former naturellement le réseau (ils sont dits « grid-forming » pour cette raison) les onduleurs actuels en sont incapables (ils sont dits « grid-following »). Des onduleurs d’un nouveau type, capables d’assurer la même fonction apparente de « grid-forming » que les alternateurs, ont donc été mis au point. Ils fonctionnent en laboratoire et sur des micro-réseaux. Mais cela ne préjuge en rien de leur capacité à fonctionner massivement dans de grands réseaux. Car non seulement ils ne se synchronisent pas de façon autonome comme les alternateurs mais un nouveau facteur est à prendre en compte : le « défi de la multitude ». En effet, les sources intermittentes étant de puissances unitaires beaucoup plus faibles que celles des grands alternateurs et leur production beaucoup plus incertaine, il faudrait mobiliser des dizaines de milliers d’onduleurs « grid-forming » pour former le réseau, là où moins d’une centaine de grands alternateurs suffisent actuellement. Il faudrait donc que cette multitude d’onduleurs soit capable de fonctionner en parallèle de façon stable, sans conflits de priorité, sans oscillations de puissance entre eux, etc. Or, rien ne prouve que ce soit possible tant qu’on ne disposera pas de validations expérimentales extensives et approfondies à cette grande échelle. Il y a là une incertitude majeure qui pourrait se révéler bloquante s’il s’avérait impossible de garantir un fonctionnement stable de cette façon.
De plus, cette multitude d’onduleurs impliquerait de multiplier par un facteur extrêmement important le nombre des liaisons de contrôle-commande indispensables pour piloter en temps réel à la fois la fréquence-puissance et la tension de ces onduleurs « grid-forming ». Un tel système nécessitera un recours étendu à l’intelligence artificielle (voir ci-dessous).
* Enfin, un réseau électrique est fait pour transporter des courants électriques, dont la combinaison avec la tension génère la puissance électrique. Or, ces courants peuvent varier dans des proportions tout à fait considérables, notamment lors d’incidents tels qu’il en survient fréquemment sur les réseaux sous l’effet de la foudre ou de défaillances techniques, etc… Ces incidents produisent des courts-circuits entraînant des intensités très élevées. La plupart d’entre eux sont fugitifs et s’éliminent naturellement en moins de quelques secondes. Lors de ces incidents, les alternateurs peuvent être soumis à des surintensités transitoires allant jusqu’à 5 à 6 fois leurs intensités nominales, ce qu’ils supportent sans difficultés et leur permet de rester couplés au réseau pour reprendre une fourniture normale aussitôt le défaut éliminé.
Par contre, les onduleurs électroniques ne supportent que des surintensités très limitées (de l’ordre de 1,2 à 1,5 fois leur intensité nominale). Pour qu’ils ne soient pas détruits en cas de courts-circuits sur les réseaux, il serait nécessaire de les déconnecter lors de tels incidents, ce qui entraînerait la perte de leur production et pourrait perturber gravement l’équilibre production-consommation global. Il y aurait alors risque de défaillances en cascade. Pour se prémunir contre de tels risques, il faudrait alors soit surdimensionner de façon extrêmement importante les onduleurs pour leur permettre de supporter des surintensités importantes, soit utiliser une profusion de compensateurs synchrones et/ou de batteries pour les protéger ; ces diverses solutions auraient probablement un coût considérable.
En résumé, il s’agit ni plus ni moins d’engager une véritable révolution technologique par rapport à la technologie actuelle qui, depuis son invention voici 130 ans, a permis de développer dans le monde entier les systèmes électriques actuels qui ont atteint des niveaux de fiabilité et de sécurité remarquables. En changer requiert à l’évidence des précautions et des validations approfondies pour pouvoir garantir que ces acquis seront préservés. Tout reste à faire à cet égard.
Un système électrique piloté par une intelligence artificielle nécessairement hypercomplexe pourra-t-il être cyber-sécurisé de façon absolue ?
Il est évident que piloter en temps réel la fréquence et la tension de dizaines voire centaines de milliers d’onduleurs ne sera pas à la portée d’actions humaines. Il faudra impérativement rajouter une couche supplémentaire numérisée (réseau informatisé de télécommunications) qui devra faire appel à l’intelligence artificielle compte tenu de l’hyper-complexité de la gestion du système électrique dans son ensemble. Car outre le pilotage des moyens de production eux-mêmes, le système devra également piloter les stockages-déstockages d’énergie, la flexibilité de la demande et les échanges avec les pays voisins. Et il devra le faire de façon sûre et économiquement optimale.
Un système numérisé d’une telle complexité et d’une telle étendue géographique posera la question majeure de sa cyber-résilience qui devra être sans faille eu égard aux conséquences encourues en cas de cyber-attaque, conséquences pouvant aller jusqu’à un black-out généralisé. Ce sujet, d’importance majeure, n’est curieusement pas évoqué dans l’étude. Alors qu’il représentera un risque nouveau par rapport à la situation actuelle où les alternateurs sont naturellement synchronisés en base de façon extrêmement robuste par les lois de la physique et ne requièrent qu’un nombre réduit de liaisons non ou très peu informatisées pour leur télé-pilotage. L’expérience démontre d’ailleurs la résilience des systèmes électriques actuels : ils sont, comme les autres infrastructures industrielles, l’objet de nombreuses cyber-attaques. À ce jour, une seule d’entre elles (attribuée aux russes contre l’Ukraine) a semble-t-il réussi et encore ne concernait-elle pas les alternateurs mais des disjoncteurs dans les postes électriques du réseau.
La validation sur les réseaux réels existants sera probablement très difficile…
Cette difficulté tient notamment au fait que ces réseaux ne sont pas des instruments de laboratoire disponibles pour des expérimentations, mais doivent continuer à alimenter à tout instant les besoins des citoyens et l’économie d’un pays tout entier : il ne serait pas acceptable de mettre leur alimentation en péril à des fins expérimentales. De plus, pour être représentatifs en toutes circonstances, les essais en vraie grandeur devront être réalisés à la bonne échelle. Un essai pourra-t-il valablement être réalisé sur un « petit » réseau d’une île isolée ou sur une portion d’un grand réseau ? Sera-t-on assuré que l’extension à un grand réseau complet et fortement interconnecté avec le réseau européen, ne fera pas apparaître des phénomènes non détectables à plus petite échelle ? L’expérience seule est à même d’apporter l’infinie richesse et diversité des leçons de la réalité. Les réponses à ces questions ne sont évidemment pas simples, mais doivent faire partie de l’instruction du sujet.
Enfin, des difficultés insurmontables risquant de survenir au cours du déploiement de ces nouvelles solutions, il faudrait qu’un retour en arrière reste possible, ce qui impliquerait de conserver l’existant pendant tout le temps nécessaire à une validation en toute certitude.
En fin de compte, une évolution globalement porteuse de risques de dégradation de la sécurité d’alimentation en électricité
Le bilan ci-dessus des évolutions inhérentes au passage à des taux très élevés d’électricité intermittente va dans le sens d’une bien plus grande complexité du système électrique et de son pilotage, porteuse de risques nouveaux de dégradation de sa sécurité globale de fonctionnement : très forte augmentation de la variabilité de la productions liée à l’utilisation massive de sources intermittentes, réduction drastique des moyens pilotables qui resteront (hydraulique, biomasse), réduction de l’inertie du réseau plus ou moins bien compensée, accroissement considérable du nombre des sources de production qui alimenteront le réseau mais aussi des moyens de compensation (stockages-déstockages, effacements massifs, échanges accrus en interne et avec les pays étrangers) qui devront être pilotés, enfin et probablement le plus critique, introduction de risques supplémentaires de cybersécurité totalement nouveaux dans ce domaine.
On peut donc légitimement craindre une baisse de la sécurité globale d’alimentation en électricité par rapport au niveau très élevé atteint depuis des décennies. Les citoyens-consommateurs l’accepteraient-ils ?
Ce sujet devrait faire l’objet d’études de risques approfondies incluant cette préoccupation sociétale parfaitement légitime qui devrait être ajoutée à la liste déjà longue des autres sujets d’acceptabilité sociétale identifiés par RTE.
Toute évolution du système électrique ne peut être fondée que sur des technologies éprouvées
La conclusion très claire de ce qui précède est qu’on en est encore très loin de pouvoir affirmer que tout cela est « possible ». Il faudra encore beaucoup de R&D et surtout de validations en vraie grandeur sur de vrais réseaux pendant suffisamment longtemps avant de parvenir à la conclusion « c’est possible ». Cela demandera des années aux dires mêmes de RTE et rien ne permet aujourd’hui d’en garantir la réussite.
D’ici là, comme annoncé par RTE, les études seront complétées à l’automne 2021 :
* Par un chiffrage économique du système électrique pris dans sa globalité, ce qui est la seule bonne approche, car elle englobe les coûts de tous les moyens d’équilibrage et de compensation nécessaires,
* Par une évaluation exhaustive des conséquences environnementales incluant : les émissions de CO2 ; l’empreinte territoriale des très nombreuses lignes électriques supplémentaires, des éoliennes et des centrales photovoltaïques au sol ; et enfin les besoins en matériaux critiques nécessaires à ces nouvelles technologies,
* Enfin, last but not least, par l’acceptabilité sociétale qui porte déjà sur plusieurs domaines et serait aggravée par des changements de mode de vie (inversion de la logique entre demande et production conduisant à adapter la consommation à la production du moment de façon plus ou moins importante) ce qui serait révolutionnaire par rapport à la situation actuelle.
Ces différentes informations seront capitales pour éclairer l’avenir. Mais la faisabilité technique n’étant de toute façon pas acquise en 2022 (ni probablement avant longtemps) aucune décision stratégique engageant l’avenir énergétique du pays vers une hypothétique solution « 100 % renouvelable » ne pourra être prise à court terme. Car avec un système électrique qui fournira 50 % de l’énergie finale du pays à l’horizon 2050, c’est bien l’avenir tout court du pays qui en dépendra. On rappellera de plus que le système électrique est classé parmi les infrastructures d’importance vitale en France et que RTE a été désigné comme opérateur d’importance vitale au titre de la sécurité nationale, y compris militaire.
La conclusion s’impose : l’avenir du système électrique ne peut être engagé que sur la base de technologies déjà parfaitement éprouvées et résilientes au moment où les décisions sont prises.
À ce stade, une question vient donc à l’esprit : au nom de quoi faudrait-il s’engager dans des évolutions du système électrique aussi complexes, aussi aléatoires, aussi porteuses de risques probablement très difficiles à maîtriser ? Aucune nécessité ne l’impose. Une combinaison intelligente de nucléaire et d’énergies renouvelables répond de façon beaucoup plus rationnelle, efficace et sûre au défi du réchauffement climatique. Une telle combinaison minimisant très fortement les besoins d’adaptations, les difficultés et les risques identifiés ci-dessus.
Lors de leurs interviews par les Échos du 28 janvier 2021, le Directeur général et le Président de l’AIE n’ont pas dit autre chose en déclarant respectivement :
« Ces technologies émergentes ont fait leurs preuves à une échelle réduite et sur des petits réseaux électriques, par ailleurs si elles sont disponibles cela ne signifie pas qu’elles sont économiquement et socialement souhaitables ».
Et :
« Fermer les centrales nucléaires françaises serait une erreur. L’énergie nucléaire est un atout national pour la France. Ces dernières décennies, son développement a été une des composantes de la croissance économique française et sur le plan technique, elle a prouvé qu’elle fonctionne à grande échelle […] L’objectif d’atteindre zéro émissions à 2050 est un défi herculéen. Nous n’avons pas le luxe de nous priver de l’une ou l’autre des énergies propres. Pour la France, le nucléaire et les énergies renouvelables sont complémentaires ».