La Neutralité Carbone, c’est quoi ?

Jean POITOU

La Neutralité Carbone, c’est quoi ?

 

 

 Le climat global est en train d’évoluer à un rythme très rapide, apportant des vagues de chaleur, des fortes précipitations mais aussi des périodes de sécheresse anormalement longues ou répétées. Les conséquences sont un vrai fléau pour la société humaine. La cause en est bien identifiée : c’est l’accroissement de l’effet de serre dû à l’injection dans l’atmosphère de gaz absorbant le rayonnement infrarouge thermique. Au premier rang des gaz responsables de l’accroissement de l’effet de serre se trouve le dioxyde de carbone le CO2. Pour contenir le réchauffement dans des limites où nous pouvons espérer ne pas être trop pénalisés par ses impacts, la communauté scientifique s’accorde à dire qu’à l’échéance de quelques décennies, il faudra que nous ayons atteint la neutralité carbone. Les rapports récents du GIEC l’exposent nettement. Nombreux sont les états, les régions, les communes, les entreprises, qui proclament qu’ils vont atteindre cette neutralité carbone à une échéance plus ou moins proche.

Qu’est-ce que la neutralité carbone ?

Également appelée émission nette nulle, la neutralité carbone est clairement définie par le GIEC : elle est atteinte quand le CO2 émis par l’homme est entièrement compensé par le CO2 absorbé par l’homme. Est-ce bien cela qu’ont en tête les personnes qui parlent d’atteindre la neutralité carbone ? Elles expliquent souvent que la neutralité carbone est atteinte quand la quantité de CO2 émise est entièrement compensée par la quantité de CO2 absorbée par la nature. Elles sont là en désaccord total avec la définition énoncée par le GIEC : pour atteindre la neutralité carbone, ce n’est pas ce que la nature élimine de l’atmosphère qui doit être comptabilisé, mais ce qui est éliminé grâce à l’action de l’homme. La neutralité implique que nos émissions n’affectent pas l’action propre de la nature pour laquelle tout doit se passer comme si l’homme n’émettait pas de CO2.

Mais il y a aussi une autre incompatibilité entre ce que les gens ont en tête et ce que préconise le GIEC. Le CO2 est un gaz qui se mélange rapidement à l’ensemble de l’atmosphère. Quel que soit son lieu d’émission, il faut moins d’un an pour que le CO2 émis dans un hémisphère soit réparti sur l’ensemble des deux hémisphères. Peut-on dès lors parler de neutralité carbone locale (locale, c’est-à-dire ici à une échelle inférieure à l’ensemble du globe) ? Le CO2 émis en un point du globe peut parfaitement être absorbé en un autre point du globe. Un pays qui absorberait localement tout le CO2 qu’il émet n’en verrait pas moins dans son atmosphère une contribution des émissions de tous les autres pays. La définition donnée par le GIEC implique que l’on considère les émissions et absorptions de l’ensemble de la planète pour parler de neutralité carbone. La neutralité carbone d’un pays, d’une région, d’une ville, d’une entreprise …, cela n’existe pas. Ce qui, pour un acteur, peut exister, c’est sa contribution propre à la neutralité carbone. Un acteur qui ferait éliminer de l’atmosphère, chez lui ou ailleurs sur le globe, autant de CO2 qu’il en émet peut évidemment se targuer d’avoir atteint la neutralité carbone. Mais à son niveau local, cela n’aurait qu’un impact infime. Et il sera très difficile de mettre en évidence l'égalité entre les émissions et les absorptions forcées.

Evidemment, si chaque pays atteignait sa neutralité carbone, la neutralité globale requise par le GIEC serait atteinte. Mais il est illusoire de penser que tous les pays pourront atteindre cette neutralité à une échéance suffisamment proche pour contenir le réchauffement dans les limites souhaitées. La neutralité globale passe à l’évidence par des pays qui feront absorber plus de CO2 que ce qu’ils émettront.

 

Que se cache-t-il derrière la « neutralité carbone » telle que la conçoivent les nombreuses entités évoquées ci-dessus ?

La prétendue neutralité carbone, c’est en fait la contribution locale à la stabilisation de la concentration atmosphérique de CO2. Quand tout ce qui est émis est absorbé, le bilan est nul. Si tout le CO2 émis sur Terre était absorbé par la nature, la concentration atmosphérique du CO2 serait stabilisée. Mais les climatologues savent que, compte tenu de l’inertie du système climatique cela n’empêcherait pas le climat de continuer à se réchauffer pendant quelques décennies, avec les conséquences que l’on peut entrevoir. Noter que, comme pour la neutralité carbone, on ne peut pas parler de stabilisation locale de la concentration, une stabilisation ne peut être que globale.

Si la prétendue « neutralité carbone » ne peut tout au plus que parvenir à la stabilisation de la concentration atmosphérique du CO2, nous allons voir que la véritable neutralité carbone se traduit pas une réduction progressive de cette concentration

En l’absence de perturbation apportée par l’homme, la nature émet annuellement 300 milliards de tonnes de CO2 et en absorbe la même quantité. Avec l’excès de CO2 apporté par l’homme, dans les conditions actuelles de température et de concentration atmosphérique du CO2, les échanges entre la végétation et l’atmosphère conduisent à un supplément d’absorption annuelle moyenne nette de 2,4 milliards de tonnes de carbone, stockées dans les végétaux, la litière et le sol. Les échanges océan-atmosphère entraînent un supplément d’absorption nette de 3,2 milliards de tonnes de carbone par l’océan. Ce sont donc 5,6 milliards de tonne de carbone soit 20,5 milliards de tonnes de CO2 apportées par l’homme qui sont éliminées annuellement de l’atmosphère par la nature. Avec une contribution anthropique à la concentration atmosphérique du CO2 (émissions – absorption) nulle (véritable neutralité carbone), la nature ferait diminuer annuellement de ≈20 milliards de tonnes la quantité de CO2 présente dans l’atmosphère. Mais ces chiffres sont directement liés à la situation actuelle : un accroissement de la température entraîne une réduction de l’absorption naturelle. L’absorption décroit aussi quand la concentration atmosphérique du CO2 décroît.

Quels procédés mettre en œuvre pour atteindre la véritable neutralité carbone ?

On voit passer çà et là des annonces de procédés mirifiques pour capturer directement le CO2 présent dans l’atmosphère, procédés dont on nous vante les capacités. La réalisation effective jusqu‘ici est très loin de l’échelle promise. Plus réalistes sont les solutions qui reposent sur un renforcement des capacités d’absorption par les processus naturels qui absorbent annuellement la moitié du CO2 émis par l’action de l’homme.

L’absorption du carbone dans la nature passe essentiellement par la photosynthèse. La végétation se développe par absorption du CO2 qu’elle transforme en sucre utilisé ensuite pour son métabolisme, sa croissance aérienne et souterraine et qui sert aussi à alimenter les champignons et micro-organismes du sol qui vivent en symbiose avec la plante. Une partie du carbone ainsi absorbé est rejetée dans l’atmosphère par la respiration de la plante. Le reste est stocké dans la plante (tronc, tiges, feuilles), dans le sol (racines, champignons, micro-organismes), et dans la litière formée par la décomposition des parties mortes de la plante tombées au sol. Dans les océans, mais aussi dans les étendues d’eau continentales, le carbone est dissous dans l’eau de surface. Une partie plonge en profondeur où il peut rester sous forme dissoute. Là aussi, le stockage passe par la photosynthèse : le carbone est consommé par le phytoplancton et les cyanobactéries. Le stockage se fait alors par sédimentation des squelettes carbonatés du plancton ou des organismes qui l’ont brouté.

La photosynthèse joue donc un rôle essentiel dans l’absorption du CO2 atmosphérique. Pour éliminer davantage de CO2 de l’atmosphère, il est donc logique de chercher à accroître l’assimilation chlorophyllienne. Reforester les zones où la forêt a été détruite, favoriser l’extension des forêts existantes, planter de nouvelles forêts, sont autant d’actions permettant d’augmenter la quantité de CO2 éliminée de l’atmosphère par photosynthèse. Il faut toutefois être vigilant sur deux points : l’occupation des sols par les forêts recréées ou ajoutées ne doit pas impacter la nécessaire production de cultures vivrières. Et il ne faut pas surestimer l’action des arbres qu’on plante. Un jeune arbre met plusieurs décennies avant d’avoir suffisamment grandi pour que son apport à la consommation de CO2 soit vraiment significatif ; il faut planter maintenant les arbres sur lesquels on veut vraiment compter dans 30 ou 50 ans. Et les plantations doivent être pérennes faute de quoi une part importante du carbone absorbé serait réémis dans l’atmosphère. Actuellement, les changements de l’utilisation des sols, en particulier la déforestation, sont responsables de 10 % des émissions mondiales de CO2.

Les tentatives effectuées pour accroître l’absorption de carbone par l’océan relèvent de la géo ingénierie : le principe est de favoriser la croissance du phytoplancton en lui apportant les minéraux, en particulier le fer, dont il a besoin pour croître et se multiplier. Le problème est que tout ce qu’on sait faire est apporter ces minéraux à l’eau de mer, mais rien n’assure que le phytoplancton pourra effectivement en bénéficier avant qu’ils se soient dilués dans l’eau ou aient sédimenté. De plus, on ne maîtrise pas les interactions entre ces éléments et le reste de la faune ou la flore des océans. Les résultats obtenus par des épandages tests ne sont pas très concluants. Une autre façon d’utiliser les océans dans la lutte contre le réchauffement est la restauration des mangroves qui en outre jouent un rôle protecteur important de la biodiversité et des zones côtières (un point important avec l’inexorable montée du niveau de la mer).

Extraire du carbone de l’atmosphère n’est que la première étape. Il faut ensuite stocker le carbone extrait pour qu’il ne retourne pas dans l’atmosphère. Le bois des arbres effectue un tel stockage qui dure tant que l’arbre est vivant. Le stockage dans le bois de l’arbre disparaît avec réémission du carbone quand le bois meurt et se décompose, ou quand le bois est brûlé. Le stockage par le bois peut être prolongé, éventuellement de plusieurs siècles après la mort de l’arbre, si l’arbre a été abattu et utilisé comme bois d’œuvre. Mais le bois n’est pas le seul stockage effectué par les forêts. Du carbone est stocké dans le sol et dans la litière au sol. Les forêts sont le couvert végétal qui stocke le plus de carbone dans le sol. La litière se décomposant assez rapidement, son carbone est réémis sous forme de CO2 et de méthane (qui sera oxydé en CO2 en une dizaine d’années). La pérennité de la forêt est importante non seulement en ce qui concerne le stockage du bois, mais aussi en ce qui concerne la litière et le carbone du sol. Une zone déforestée va rapidement perdre sa litière ; le carbone du sol va aussi disparaître en quelques années. Dans les deux cas, le carbone est réémis dans l’atmosphère sous forme de CO2 et de méthane.

Le stockage de carbone dans le sol n’est pas le fait des seules forêts. Les prairies, et particulièrement les prairies pâturées stockent presque autant de carbone dans les sols que les forêts. Il faut toutefois pondérer cet avantage par le fait que les ruminants émettent des quantités notables de méthane, un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le CO2, et qui, de toute façon, va être oxydé en CO2 en une dizaine d’années. Les champs labourés après récolte et utilisé pour un seul cycle végétatif annuel voient leur sol perdre la plus grande partie de son carbone. D’où l’intérêt des intercultures qui, réduisant cette perte naturelle, permettent d’accroître le contenu en carbone des sols et augmentent leur fertilité du sol.

Malgré tous les efforts qui pourront être entrepris, il continuera à y avoir une utilisation de combustibles fossiles et des émissions de CO2 par d’autres processus[1]. La neutralité carbone est une nécessité pour limiter le réchauffement et la gravité de ses effets. Les moyens disponibles pour absorber le CO2 émis dans l’atmosphère nécessitent une extension importante des surfaces actuellement recouvertes de forêt[2] et une modification des pratiques agricoles, toutes actions difficiles à mettre en œuvre à un niveau suffisant à l’échelle mondiale. Il est évident que la neutralité carbone ne pourra pas être atteinte sans une réduction drastique des émissions de CO2 : le carbone qui n’aura pas été émis par l’homme n’aura pas à être éliminé. La première chose à faire est évidemment de réduire les émissions.

Sortir des combustibles fossiles, source majeure d’énergie au niveau mondial, sans nuire au fragile équilibre social, est un vrai défi qui nécessitera des ruptures technologiques et sociétales difficiles dans les décennies à venir.

 

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[1] La combustion de biomasse émet du CO2 comme toute combustion de composé carboné.  On a coutume de considérer cette émission comme nulle parce qu’équilibrée par la croissance de la végétation qui a produit le combustible. D’une part il faudrait s’assurer qu’on ne fait pas un double comptage : la quantité de CO2 émis dans la combustion de la biomasse ne doit pas avoir déjà été comptabilisée dans les absorptions pendant la croissance du végétal. Mais surtout, le CO2 qu’il faudra éliminer, ce n’est pas celui qui a pu l’être pendant la croissance de la plante, mais celui qui est émis lors de la combustion. Le CO2 ne peut pas être éliminé avant sa production.

[2] Si on voulait faire absorber par de la forêt les 45 milliards de tonnes de carbone émises annuellement par l’homme, il faudrait une surface de 1 000 milliards d’hectares de forêt ayant les caractéristiques moyennes de la forêt mondiale actuelle, soit 20% de la superficie mondiale recouverte de forêt.

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