Maurice TUBIANA : Propos sur Tchernobyl
1 - Comment expliquer que les informations à propos des conséquences de Tchernobyl dans les pays de l’ex-URSS soient si contradictoires ?
Il existe deux ordres de données : d’une part celles concernant le nombre de décès causés par les rayonnements au cours des 20 années qui se sont écoulées depuis la catastrophe ; d’autre part, les prévisions pour l’avenir car de longs délais peuvent s’écouler entre une irradiation et les effets qu’elle provoque.
Les documents qui circulent proviennent de deux types de sources. Les rapports de l’ONU et de ses différentes agences, notamment l’OMS, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, le comité scientifique des Nations Unies sur les effets des rayonnements atomiques, etc. qui indiquent toujours comment les données ont été obtenues pour qu’on puisse en contrôler la validité. D’un autre coté, les informations diffusées par des associations, qui fournissent des informations sans toujours indiquer la méthode utilisée pour les obtenir et sans donner tous les éléments permettant de contrôler leur fiabilité.
Enfin, se pose le problème des calculs permettant de prévoir le nombre de cancers qui surviendront dans l’avenir à cause des irradiations reçues. Pour le petit nombre de personnes ayant reçu des doses supérieures à environ 200 mSv (qui appartiennent tous au groupe des « liquidateurs ») ces calculs ont une certaine fiabilité. En revanche pour les faibles (< 100 mSv) et surtout très faibles (< 10 mSv) doses, ces calculs sont des spéculations fondées sur le produit de très grands nombres (les populations concernées) par un risque très faible et de valeur très incertaine (le risque de cancer radioinduit).
2 - Qu’en est-il des effets constatés ?
Pour ce qui est des conséquences des contaminations radioactives et plus généralement des rayonnements émis, les rapports officiels sont concordants.
Il y a eu environ de 60 décés occasionnés par les brûlures et les irradiations reçues par les personnes ayant lutté contre l’incendie et qui ont été soignées et suivies pendant les semaines et les mois après l’irradiation.
Il y a, d’autre part, les cancers de la thyroïde apparus après l’accident et causés par la fixation dans la thyroïde des iodes radioactifs échappés du réacteur. Sur les deux millions de jeunes exposés aux retombées radioactives, on avait dénombré en janvier 2006 environ 4 000 cancers de la thyroïde dont plus de 80 % sont apparus chez des enfants qui avaient moins de 5 ans au moment de l’accident et 98 % moins de 10 ans. Tous ces enfants avaient reçu des doses à la thyroïde dépassant 200 mSv. Heureusement les cancers de la thyroïde du jeune sont parmi les cancers les plus curables et, dans les pays de l’Ouest de l’Europe, on en guérit environ 90 %. Parmi les cancers observés, on comptait en mars 2006, 15 morts. D’autres surviendront malheureusement. Par ailleurs, on prévoit environ 4 000 cas de cancer de la thyroïde supplémentaires dans les années à venir. Il est probable que le nombre total de décès ne dépassera pas environ 900 car les équipes médicales qui soignent ces malades sont compétentes.
En dehors des liquidateurs, on n’a pour l’instant observé aucune augmentation de la fréquence des leucémies et des cancers autres que ceux de la thyroïde, même chez les 116.000 évacués et 270.000 résidents dans les zones les plus contaminées de l’ex-URSS.
Au total, on peut distinguer trois cas :
- en dehors des liquidateurs, le seul excès de cancer réellement constaté est celui de la thyroïde chez des jeunes enfants (en 86). Ce cancer pourrait entraîner environ 900 décès.
- chez les liquidateurs, on peut estimer (de manière approximative) le nombre de cancers à venir pour les personnes ayant reçu plus de 200 mSv. Le nombre de personnes concernées est très limité.
- Qu’il s’agisse des liquidateurs, des évacués ou des résidents des zones les plus contaminées (et a fortiori des personnes moins exposées) se pose enfin le problème d’éventuels cancers ou leucémies dues à des faibles doses de rayonnements qui explique la grande divergence des estimations. Dans ces populations, les décès futurs parfois annoncés sont calculés à partir d’hypothèses non vérifiées concernant les faibles doses de rayonnement. Le débat sur les effets réels ou supposés de ces faibles doses est loin d’être clos. Les données biologiques récentes conduisent à penser qu’ils sont très surestimé avec les modèles utilisés actuellement. Les prévisions publiées (en particulier par l’OMS) doivent être considérés comme une valeur maximale très au dessous de laquelle la réalité se situera très probablement.
Il y a par ailleurs des effets collatéraux
1. les sujets ayant été évacués des régions contaminées et rassemblés avec des conditions de vie médiocres,
2. les agriculteurs dans les régions situées à proximité de Tchernobyl mais qui, malgré les pressions des autorités, ont refusé d’être évacués car ils ne voulaient pas abandonner leurs bêtes, ont en commun d’être maintenus dans un état d’inquiétude permanente. On leur dit, à chaque visite médicale (plusieurs par an) qu’ils ont été exposés à des doses de rayonnements susceptibles de causer des cancers et autres maladies et que leurs enfants à naître risquent d’être des monstres, ou tout du moins, porteurs de malformations congénitales. Il n’est pas surprenant qu’on observe chez eux des troubles psychiques et psychosomatiques qui peuvent aller jusqu’à des dépressions et des suicides. De plus, il existe une pathologie des camps liée au manque d’hygiène et à la surpopulation, puisque des milliers de personnes sont rassemblées sur des espaces limités, et à l’inactivité qui est source de consommation élevée d’alcool, de tensions et de conflits. Ces personnes présentent de fait des troubles digestifs, cardiovasculaires et psychosomatiques.
Les cancers et maladies ou malformations congénitales observés dans ces populations sont très fréquemment attribués aux radiations et à la radioactivité. Or, il y a dans toute population des cancers, des leucémies et des malformations congénitales. On ne pourrait attribuer certaines de ces dernières aux irradiations que si leur incidence était plus élevée que dans les populations non-irradiées. Or, les enquêtes ont montré que ce n’est pas le cas, contrairement à ce que voudraient accréditer certains films et émissions de télévisions. Le délai d’observation est aujourd’hui suffisant pour qu’on puisse affirmer qu’il n’y a pas d’excès de malformations congénitales et que celui des leucémies serait au pire minime.
Les travaux de biologistes de Biélorussie attribuent des pathologies cardio-vasculaires, digestives et infectieuses de même que les troubles psychiques et psychosomatiques aux radiations. Les bases scientifiques de ces affirmations sont très discutables. Un rapport très récent de l’IRSN analyse l’ensemble de ces travaux concernant les pathologies cardio-vasculaires et leur éventuel traitement. Il conclut que ni l’existence de ces pathologies, ni l’efficacité du traitement proposé ne sont scientifiquement établies.
3 - Quelle et la valeur des prévisions concernant les cancers qui pourraient apparaître dans les années à venir dans les populations qui ont été irradiées ?
L’apparition de cancers après de longs délais est bien connue mais les prévisions en ce qui concerne Tchernobyl ne peuvent être qu’imprécises car les doses reçues ont été très faibles. Les prévisions dépendent des hypothèses introduites dans les modèles utilisés dans les calculs. Certains de ceux-ci prennent comme point de départ la dose collective reçue par les populations irradiées et utilisent ensuite un coefficient permettant de passer de la dose collective au nombre de cancers. Cette méthode est très critiquable car elle peut fortement surestimer le nombre de cancers si les risques, par unité de dose, varient en fonction de la dose et les conditions d’irradiation comme le montrent les résultats récent de l’expérimentation. Le récent rapport des Académies des Sciences et de Médecine français a montré combien la relation linéaire sans seuil peut causer de surestimation. Les personnes qui défendent cette approche disent qu’ils se fondent sur les observations effectuées sur les survivants d’Hiroshima et Nagasaki. Cette assertion est inexacte. En effet, on n’a observé chez les survivants des explosions aucune augmentation de l’incidence des leucémies pour des doses inférieures à 150 mSv. Pour les tumeurs solides, chez les sujets ayant reçu moins de 100 mSv, il n’y a pas d’augmentation statistiquement significative de leur fréquence et les données ne permettent ni d’exclure ni d’affirmer l’existence d’un effet cancérogène pour des doses inférieures à 100 mSv.
Lors de Tchernobyl, seule la thyroïde a reçu des doses supérieures à 100 mSv, les doses dans les autres tissus sont très généralement inférieures à 100 mSv, à l’exception des 200.000 liquidateurs qui sont intervenus en 1986 et 1987 chez lesquels on commence à déceler un faible excès de leucémies pour des doses supérieures à 150 mSv.
En toute rigueur, la seule déduction scientifiquement correcte serait d’indiquer une fourchette du nombre de cancers en excès qui peuvent survenir. La limite supérieure serait obtenue à partir de la dose collective mais la limite inférieure devrait être fondée sur les cancers de la thyroïde et ceux secondaires aux doses auxquelles un effet a été observé dans d’autres études (100 – 200 mSv) et non de simples hypothèses.
4) L’opinion publique désorientée par ces contradictions a tendance à croire les plus pessimistes, craignant que les pronucléaires n’aient tendance à masquer la vérité en minimisant le nombre de victimes. Qu’en pensez-vous ?
Le public a raison de redouter des désinformations, mais il devrait se demander quels sont les groupes ayant intérêt à farder la vérité : est-ce les états et les organismes internationaux qui comptent parmi eux des pronucléaires mais aussi des antinucléaires ? certaines associations antinucléaires dont les fonds sont d’origine incertaine de pays ayant intérêt à supprimer l’énergie nucléaire qui constitue un concurrent redoutable aux producteurs de pétrole et de charbon ?
D’autre part, en Ukraine et en Biélorussie, il y a des associations de victimes qui vivent de la charité des pays occidentaux et ont donc intérêt à surestimer le nombre de malades et la gravité de leur état pour recevoir ces dons.
Tout ceci mériterait des enquêtes objectives. Or, trop souvent les médias se contentent de reprendre, sans esprit critique, les documents que leur fournissent les groupes d’anti-nucléaires et de victimes sans enquêter sur la fiabilité de ces allégations.
Il faut remarquer que la France est le pays d’Europe où, chaque année, tant d’importance est accordée à l’anniversaire de Tchernobyl, sans doute parce que c’est le pays ou l’énergie nucléaire reste vivace, ce qui confirmerait l’hypothèse selon laquelle le « dossier Tchernobyl » est une arme contre l’énergie nucléaire.
5- Quelles leçons peut-on tirer de Tchernobyl ?
Tout d’abord, il faut envisager la possibilité d’accident et donc ne faire fonctionner que les réacteurs les plus sûrs, ceux qui s’arrêtent quand ils s’emballent et qui sont enfermés dans des enceintes. La comparaison entre l’accident américain de Three Mile Island et celui de Tchernobyl est instructive : il n’y a eu à Three Mile Island aucun blessé même léger (en dehors des effets de panique). De plus, si après l’accident de Tchernobyl, de l’iode stable avait été très rapidement distribué aux enfants et aux femmes enceintes, on aurait pu éviter la quasi-totalité des cancers de la thyroïde. Aucun excès n’a été observé en Pologne, pourtant très proche, où cette distribution a été faite.
La seconde leçon est l’importance de la communication qui doit être rapide et transparente. Après Tchernobyl, l’information a été improvisée, hésitante, cherchant à minimiser, voire à dissimuler la gravité de l’accident. Ce flou a entraîné une incrédulité et a favorisé un dérapage de l’information. Celle-ci au lieu de rassurer a déclenché une panique. Cette panique a conduit dans les pays du Nord et du centre de l’Europe des dizaines de milliers de femmes à pratiquer une interruption volontaire de grossesse car elles craignaient de donner naissance à des monstres. C’est vraisemblablement une des conséquences les plus tragiques de l’accident. En France, il n’y a pas eu de panique avec ses conséquences néfastes car une sensationalisation des nouvelles a été évitée.
Enfin, les politiciens de l’empire soviétique, qui chancelait déjà en 1986, ont, par excès de prudence et pour éviter tout reproche éventuel ultérieur, fait évacuer des territoires dont la radioactivité n’était pas plus grande que celles de vastes territoires où la radioactivité naturelle est particulièrement grande, et sur lesquels vivent des populations dont les taux de cancers et de malformations congénitales ne sont pas plus élevés qu’ailleurs. On a vu plus haut, les conséquences de ces précautions excessives.
Ces rappels montrent que s’il est nuisible de sous-estimer les risques des radiations ionisantes, il l’est également de les surestimer. Dans certains cas (nous pensons à la panique après Three Mile Island ou à la centaine de milliers de personnes évacuées, après Tchernobyl, de certains territoires qui ne le justifiaient pas) les craintes suscitées par la radioactivité peuvent causer plus de victimes que la radioactivité.
Nous vivons depuis l’origine des temps dans un bain de radioactivité naturelle. Les examens radiologiques qui ont été une des sources des progrès médicaux au XXe siècle, délivrent à la population française des doses de rayonnements environ 2 à 4 fois inférieures à l’irradiation naturelle, mais cent fois supérieures à celles due à notre énergie nucléaire et dix fois supérieures à celles dues à la catastrophe de Tchernobyl. Aucune de ces sources d’irradiation n’a causé de dommage détectable. Ceux-ci n’ont été détectés que pour des doses beaucoup plus élevées. Certes, des précautions rigoureuses s’imposent mais, en ce domaine comme en tout autre, il faut se garder de surestimer les risques et d’inquiéter inutilement les populations.