L’arrêt du programme ASTRID : une étude de cas de disparition de l’État stratège
Article publié dans la Revue Progressistes le 22 septembre 2019.
Yves Bréchet, membre de l'Académie des sciences et ancien Haut commissaire à l'énergie atomique, nous livre sa réflexion après la décision de la France d'arrêter la recherche scientifique pour les réacteurs nucléaires du futur.
Par Yves Bréchet*
L’électricité joue un rôle fondamental dans nos sociétés depuis un siècle, et donner accès à ses bénéfices est une signature du développement industriel et sociétal d’un pays. Il s’ensuit naturellement qu’elle ne peut être considérée comme une marchandise parmi d’autres, aussi bien parce qu’elle est difficilement stockable que parce qu’elle nécessite des investissements lourds pour la produire, la transporter, la distribuer. C’est pour cela que dans l’après-guerre, la République française a décidé d’en faire une mission régalienne. Cette décision a permis l’électrification du pays, le développement de l’hydroélectricité et, pour répondre à la crise pétrolière des années 1970, le déploiement du programme électronucléaire Français. Grâce à des serviteurs de l’État exemplaires comme Marcel Boiteux, nous avons hérité d’un parc électrogène et d’un réseau de distribution exceptionnel qui de surcroît positionne la France au meilleur niveau de la lutte contre le réchauffement climatique. Une certaine idéologie a voulu sortir de cette dynamique, qui était issue de la nécessité d’un bien commun, et soumettre l’ensemble aux lois du marché selon le dogme que le marché conduit nécessairement à des solutions optimisées.
Il faudra un jour faire un bilan de cette injonction doctrinaire mais une caractéristique des idéologies, quelles que soient leurs couleurs, est qu’elles sont rétives à la comparaison aux faits. Le découplage de la production et de la distribution pour cause de concurrence européenne, la nécessité de donner accès au parc hydroélectrique lors même qu’il est indispensable et tout juste suffisant pour stabiliser le réseau électrique mis à mal par la pénétration à marche forcée des énergies intermittentes, et plus récemment le choix ahurissant de se séparer de notre industrie des turbines, dans un pays ou l’énergie électrique est à 90 % nucléaire ou hydraulique, devraient suffire pour démontrer à quel point l’État a cessé d’être un État stratège pour devenir un bouchon flottant au fil de l’eau, le courant dominant étant la logique budgétaire, et les turbulences les effets de modes et les pressions électorales, ce qui nous amène fort loin des grands noms qui ont réindustrialisé la France dans l’après-guerre. Ces exemples nous montrent aussi, sans que cela puisse nous rassurer, à quel point cette tendance de fond transcende les partis politiques. La récente décision du gouvernement d’arrêter le projet ASTRID de réacteur à neutrons rapides est un cas d’école de démission de l’État, dans une vision court-termiste dont on peut raisonnablement se demander ce qui l’emporte du désintérêt pour l’intérêt commun ou de l’ignorance patente des aspects scientifiques et industriels de la question.
UN SYSTÈME ÉLECTRIQUE ROBUSTE ET COHÉRENT
Dans le tournant du millénaire, nos prédécesseurs nous ont laissé un système électrique de grande qualité. La France dispose d’un parc électronucléaire de 58 réacteurs qui contribue pour 75 % à sa production d’électricité – un cas exemplaire d’électricité à 90 % décarbonée ! – et qui en fait du pays un des meilleurs élèves de la planète en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Ayant une énergie électrique à 90 % déjà décarbonée, on pourrait penser qu’une véritable politique environnementale pour lutter contre le réchauffement climatique pourrait utiliser les moyens de l’État autrement qu’en essayant de décarboner une électricité déjà décarbonée ! On pourrait même penser que l’électrification du transport et la rénovation thermique des bâtiments pourraient être une priorité. Mais c’est sans doute trop simple pour de puissants esprits formés à l’ENA.
L’énergie nucléaire nécessite une denrée qui n’est pas inépuisable, l’uranium, et génère des déchets à longue durée de vie. Sur ces deux questions les réacteurs à neutrons rapides apportent une réponse techniquement éprouvée : la surgénération, en permettant d’utiliser le plutonium issu du retraitement des combustibles usés, et l’uranium appauvri, sous-produit de l’enrichissement, diviserait par 10 le volume des déchets produits, et assurerait notre autonomie en matière de ressources en uranium et d’autonomie énergétique pour un bon millier d’années au rythme actuel de consommation.
Actuellement, et contrairement à ce que la doxa verte affirme, personne n’est capable de dire quelle proportion d’énergies décarbonées non nucléaires est compatible avec nos sociétés industrielles. Ce n’est pas une question du coût des renouvelables, qui baisse constamment, c’est une question de physique. On ne sait pas quelles sont les capacités de stockage réalistes, on ne sait pas les modifications indispensables du réseau de distribution, on ne sait pas quelle part de production et de consommation localisées est compatible avec un mix énergétique donné, et enfin la production à partir d’énergies fossiles d’une électricité décarbonée rendue possible par un stockage de masse du CO2 est à ce jour un vœu pieux. Dans cette situation, faire le pari qu’on pourra se passer du nucléaire relève plus de la méthode Coué que de la saine gestion politique. La France devrait rester, au moins pour les décennies à venir, un pays à forte composante nucléaire, et c’est d’ailleurs ce qui avait été maintes fois répété par le président Emmanuel Macron. Mais il ne semble pas évident, au moins au vu des dernières décisions, que la cohérence soit une vertu majeure de l’actuelle politique énergétique.
DES CONSÉQUENCES EXIGEANTES POUR UN NUCLÉAIRE DURABLE : LA FERMETURE DU CYCLE
La présence d’une composante importante d’électricité nucléaire impose de regarder en face deux problèmes : la gestion des déchets (l’aval du cycle) et la gestion des ressources. La politique de « fermeture du cycle des matières nucléaires », clé de voûte de la politique électronucléaire responsable depuis presque cinquante ans, vise à éviter l’accumulation des déchets nucléaires, dont le déchet majeur est le plutonium alors que c’est un excellent combustible fissile, et à tirer le maximum d’énergie des matières premières issues du minerai d’uranium. Cette clé de voûte a été pensée par un État stratège soucieux d’assurer au pays, dans le sillage de la crise pétrolière des années 1970, une indépendance énergétique.
C’est aussi une condition pour un nucléaire durable et responsable, et c’est bien là le problème… D’aucuns aimeraient bien que le nucléaire ne soit pas durable, ce qui serait une excellente raison pour en sortir, et ils ont parfaitement compris le point dur que les gouvernants actuels semblent avoir quelques difficultés à comprendre. Il se trouve que les réacteurs à neutrons rapides (RNR) sont capables de brûler tous les isotopes du plutonium, et donc de transformer ce déchet en ressource. Ils peuvent également brûler l’uranium naturel et l’uranium appauvri. Les RNR peuvent donc transformer les déchets, en particulier le plutonium, en ressource, et consommer toutes les matières fissiles issues de la mine. Ce faisant, de facto, les RNR permettent une gestion rationnelle de la ressource « site de stockage profond ». Parmi les différentes possibilités techniques pour réaliser la fermeture du cycle, le RNR à caloporteur sodium est l’option technologique la plus mature. Arrêter le programme des RNR en arguant de solutions de remplacement est au mieux aventureux, au pis malhonnête.
Ne pas fermer le cycle condamnerait, à terme, le nucléaire dans notre pays. Renoncer à cette option sans le dire forcerait la décision politique de façon malhonnête en donnant de facto au nucléaire un statut d’énergie de transition. Garder l’option de fermeture du cycle laisse au contraire possible l’usage du nucléaire dans la proportion qui sera nécessaire car à tout moment le flux de matières entrant et sortant sera équilibré, sans accumulation, comme c’est le cas actuellement de déchets non ultimes. Ne pas fermer le cycle, c’est rendre le nucléaire non durable ni responsable : en faisant ce choix aujourd’hui, on prive demain le politique d’une marge de manœuvre et, de facto, on « décide » à sa place.
Vous me direz que d’avoir fait le choix du nucléaire dans les années 1970 conduit aussi à choisir « à la place » des générations suivantes, tant est difficile la gestion de la longue durée dans ce domaine industriel. Mais c’est un choix fait par les hommes politiques de l’époque en réponse a une crise grave (le choc pétrolier). Par contraste, le choix actuel n’a rien à voir avec la crise mondiale autrement plus grave du réchauffement climatique. Le GIEC, pourtant peu enclin à tresser des lauriers au nucléaire, déclare en 2018 que dans la lutte contre le réchauffement climatique l’énergie nucléaire jouera un rôle essentiel. Ce chapitre du rapport du GIEC a, semble-t-il, du mal à trouver son chemin jusqu’au bureau où s’écrivent les discours enflammés de nos chevaliers blancs du climat.
La fermeture du cycle est une condition indispensable pour un nucléaire durable et responsable, quelle qu’en soit la proportion. Les RNR sodium sont la technologie la plus mature pour réaliser cette fermeture. C’est le prix de l’uranium qui dictera la cinétique de déploiement de cette ressource. Et le jour ou le prix de l’uranium le permettra l’industrie qui sera prête avec une technologie éprouvée aura un avantage concurrentiel considérable. Mais il faut avoir une idée bien singulière de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. Une telle idée ne peut germer quand dans l’entrelacs de neurones de hauts fonctionnaires qui, pour reprendre le mot féroce de Rivarol, ont « le terrible avantage de n’avoir jamais rien fait ». C’est pourtant ce que l’arrêt du programme ASTRID signifie : le renoncement à construire, tout en prétendant conserver la compétence.
PENDANT CE TEMPS, AILLEURS DANS LE MONDE…
Au prix d’une pirouette rhétorique, la fermeture du cycle du combustible demeure la politique officielle de la France. Pour faire bonne mesure, on s’offrira quelques études sur des solutions technologiquement moins matures (pour être bien certains qu’elles ne passent jamais à l’étape d’industrialisation), on prétendra faire du multirecyclage en REP (alors que les problèmes de redressement isotopiques du plutonium sont largement non triviaux et que les décideurs industriels le savent… ou devraient le savoir), et par une admirable tartufferie on renoncera à la fermeture du cycle tout en prétendant le conserver. On peut être admiratif de la manœuvre en termes de communication politique sans pour autant considérer qu’elle soit digne d’hommes d’État.
Entre-temps, le monde continue à tourner… et les grandes puissances engagées dans le domaine du nucléaire, et qui ont choisi la fermeture du cycle du combustible comme politique (suivant en cela l’exemple de la France), s’engagent sur la voie de la réalisation concrète de réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (suivant la France dans ce choix, mais ne l’imitant pas dans ses hésitations et ses inconséquences).
Le premier béton du réacteur RNR-Na chinois CDFR-600 (China Demonstration Fast Reactor de 600 MWe) a été coulé le 29 décembre 2017 à Xiapu, dans la province de Fuijan. Ce réacteur est conçu et construit par CNNC (China National Nuclear Corporation). Le planning actuel prévoit sa mise en service en 2023. Cette construction se déroule dans la prolongation du programme sur les RNR refroidis au sodium qui se déroulait au CIAE (China Institute of Atomic Energy), près de Beijing. C’est dans ce centre que le réacteur CEFR (China Experimental Fast Reactor), un RNR-Na de 65 MWt/20 MWe a été construit, et mis en service en 2010. Ce réacteur a été acheté à la société russe OKBM Africantov qui en avait assuré la conception et la fabrication. Il y a plusieurs années, des négociations avaient également eu lieu à haut niveau quant à l’achat de deux réacteurs BN-800 identiques à celui mis en service en 2016 à Beloïarsk, en Russie. Ce projet d’achat de réacteurs BN-800 semble abandonné. Les relations techniques entre la Chine et la Russie sur les RNR-Na restent cependant très fortes et bien développées. CNNC annonce que les RNR-Na seront la principale technologie déployée en Chine au milieu de ce siècle. Ils prévoient une série de cinq CDFR-600 devant être construits pour 2030, suivie du projet commercial CFR-1000 déjà à l’étude. Concernant le combustible, CNNC annonce que le CDFR-600 utilisera du combustible mixte d’uranium et de plutonium (MOx RNR) avec des performances de 100 GWj/t de taux de combustion. Toutes ces informations étaient connues du gouvernement français au moment de sa décision d’arrêter le projet ASTRID.
Si nous devons aller vers des horizons culturellement plus proches de ceux des princes qui nous gouvernent, prenons l’exemple de la société TerraPower appartenant à Bill Gates. Aux États-Unis TerraPower promeut un concept de RNR-Na appelé Traveling Wave Reactor, dont les dernières évolutions de design sont finalement très proches d’un RNR-Na classique. TerraPower et CNNC ont créé un joint-venture en octobre 2017 pour le codéveloppement du TWR.
Le volontarisme chinois, tout comme l’implication forte de la Russie ou les développements soutenus par Bill Gates semblent bien indiquer que « le train se met en route ». Les Japonais eux-mêmes étaient largement partie prenante du programme ASTRID, témoignant là aussi d’un État stratège. Ce train, celui des réacteurs à neutrons rapides, bénéficie des travaux menés en France depuis 1957 avec le réacteur expérimental Rapsodie à Cadarache, opérationnel en 1969. Malgré l’arrêt de Superphénix (là aussi résultant d’arrangements politiques d’arrière-cuisine), réacteur conduisant au développement du combustible MOx pour utiliser au moins partiellement le plutonium, ces travaux nous positionnaient encore il y a quelques années en tête des grandes nations industrielles sur ce sujet. Mais il semble que, toujours créatifs dans notre capacité à manquer les rendez-vous de l’histoire, la France s’apprêter à descendre d’un train que nous avons contribué à construire, au moment même où il va partir !
COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
Alors que la nécessité de conserver, au moins pendant quelques décennies, un parc électronucléaire important semble comprise par les dirigeants, les conséquences d’une telle décision ne semblent pas avoir été intégrées. Les arguments contre le nucléaire : stockage de grandes quantités de déchets et dépendance vis-à-vis des importations d’uranium, sont rationnellement contraignants dès lors qu’on s’est privé de la solution des réacteurs à neutrons rapides qui permet de les résoudre ! Mais pourquoi se priver de cette solution ? Comme le disait Bossuet, « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des effets dont ils chérissent les causes ».
L’argumentaire pour renoncer à la filière RNR est simple, sinon simpliste : le besoin d’utiliser l’uranium appauvri comme combustible n’est pas à courte échéance (il faudrait un triplement du cours de l’uranium pour que les RNR deviennent rentables comme réacteurs électrogènes en comparaison avec les REP standards). Plus sournoisement, la question de requalifier l’uranium appauvri en déchet, qui est la conséquence logique de l’arrêt de la filière à neutrons rapides, ne se posera qu’aux successeurs de ceux qui ont pris la décision. Et, en attendant que les réacteurs rapides deviennent économiquement nécessaires, on parie que les énergies renouvelables auront pris le relai. La baisse des coûts des énergies renouvelables, passant sous silence les questions non résolues de stockage massif et de renforcement du réseau qui contrebalancent ces alléchantes perspectives, sert d’argument pour affirmer que la sortie du nucléaire est inévitable et qu’on trouvera bien une solution pour peu que les financements appropriés soient détournés de la recherche sur le nucléaire à la recherche sur les renouvelables. Autrement dit, on saute de l’avion en espérant bien pouvoir tricoter le parachute avant de s’écraser au sol.
Le raisonnement des Chinois, qui développent aussi massivement les énergies renouvelables, profitant d’ailleurs largement des investissements européens dans ce domaine, est le suivant : si le nucléaire se développe (et il est en train de se développer massivement en Chine, en particulier dans le cadre d’un partenariat… avec la France), les besoins en combustible seront tels que ceux qui maîtriseront les technologies des réacteurs à neutrons rapides auront un avantage concurrentiel majeur. C’est un pari sur la nécessité d’une contribution importante du nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est très certainement faux puisqu’ils sont chinois et que nos élites politiques savent toujours tout mieux que tout le monde ! Et qu’importe puisque dans trente ans nous pourrons, si besoin, leur acheter cette technologie dont nous étions les maîtres. Nul doute que, reconnaissants, ils nous l’offriront à bas prix !
On a quand même un peu de mal à voir dans la position actuelle du gouvernement autre chose qu’un exercice comptable ou un calcul politique de verdissement de son image. En renonçant à la filière RNR, les actionnaires seront heureux que l’électricien français ne s’engage pas dans des dépenses pour un futur trop lointain (le futur, voilà un terme bien étrange…). Pour avoir oublié la cohérence d’ensemble du parc électronucléaire, de ses réacteurs et de ses combustibles et de l’ensemble du cycle des matières, c’est le bien commun que l’on est en train, consciemment ou non, de détruire.
Regardons les choses en face et appelons un chat un chat : l’arrêt d’ASTRID est une ânerie historique, le gâchis de soixante-dix années d’investissement de la République, presque 1 milliard d’euros partis en fumée… Mais ce n’est qu’un révélateur parmi d’autres de la déliquescence du tissu industriel de notre pays et la décrépitude du service de l’État.
COMMENT DE TELLES DECISIONS SONT-ELLES POSSIBLES ?
Pour qu’on puisse partir dans de tels errements, un certain nombre de conditions doivent être réunies. Quand les décideurs ont un mode de raisonnement exclusivement comptable, quand ils s’imaginent avoir une stratégie alors qu’ils n’ont qu’une vision, quand ils pensent connaître un sujet dès lors qu’ils savent en faire un discours, quand ils croient qu’il suffit d’un décret pour lancer, arrêter ou relancer une filière industrielle parce qu’ils n’ont plus la moindre idée de ce qu’est un outil industriel, il y a fort à parier que les décisions seront médiocrement instruites. Dans le cas de la décision sur l’arrêt du programme ASTRID, non contents de brader des décennies d’investissement du pays, on tente de minimiser la décision en affirmant que, certes, on ne construira rien mais qu’on conservera les compétences en poursuivant des études. Comme s’il n’était pas évident, en observant les déboires de la filière industrielle ces dernières années, qu’on ne conserve des compétences industrielles qu’en continuant à construire et que c’est l’absence pendant vingt ans de projet nucléaire d’envergure qui a conduit à la situation actuelle. Il faut avoir une bien singulière conception des compétences pour s’imaginer qu’on les conserve par des « études papier » : une telle conception ne peut s’apprendre que dans les plus prestigieuses écoles de formation de nos élites, et par une fréquentation assidue des couloirs des ministères.
Si on peut pardonner au politique de manquer cette vision, et de sacrifier une stratégie a des visées électorales, au moins ont-ils l’excuse de ne pas savoir. Mais quand ils sont servis par des hauts fonctionnaires qui, faute d’avoir jamais pratiqué la science et la technique, allient une incompétence encyclopédique sur les aspects scientifiques et industriels à une mentalité de courtisans qui s’imaginent qu’obéir aux princes est synonyme de servir l’État, les derniers remparts contre les décisions techniquement absurdes cèdent.
CONCLUSION : UN CAS D’ÉCOLE DE L’ÉTAT STRATÈGE À L’ÉTAT CAMÉLÉON
Au-delà de l’erreur stratégique que constitue l’abandon de la filière à neutrons rapide et de l’hypocrisie – ou de l’ignorance – consistant à prétendre garder la politique de fermeture du cycle, le nucléaire sert une fois encore, pour son malheur, de cas d’école pour mesurer la dégradation des capacités de l’État stratège.
À supposer, au bénéfice du doute, que nous ne soyons pas devant un cas de cynisme total et de calculs électoralistes d’arrière-boutique, il nous faut admettre que l’État, au plus haut niveau décisionnel, est incapable d’avoir une vision globale de la question énergétique en général et de la question du nucléaire en particulier. Cette incapacité résulte de l’illusion de savoir quand on ne fait qu’effleurer, qui rend nos décideurs incapables de bénéficier d’analyses scientifiques et techniques dont ils ne ressentent pas même le besoin.
L’État stratège, qui dans les années 1970 a pensé une politique énergétique qui assurait l’indépendance du pays par un usage optimal des ressources, a cédé la place à un État caméléon, qui rend le pays dépendant de la Chine pour le photovoltaïque et le met entre les mains de la Russie pour l’approvisionnement en gaz…, tout en s’autorisant de la lutte contre le réchauffement climatique alors que rien dans cette lutte ne justifie la décroissance de l’énergie nucléaire.
Cette accumulation de contresens donne aux dirigeants actuels, par cette décision d’arrêter le projet ASTRID, le douteux privilège de rentrer dans l’histoire non pas par la grandeur des projets qu’ils pourraient lancer mais par l’incapacité à comprendre la valeur des projets dont ils ont hérité et dont ils décrètent l’arrêt avec une légèreté confondante.
Par charité, on peut mettre cela sur le compte de l’inexpérience, mais alors rappelons-nous la parole de l’Ecclésiaste : « Malheur à la ville dont le prince est un enfant. »
*YVES BRÉCHET est membre de l’Académie des sciences.