LES EOLIENNES, DU VENT ?

Marcel Boiteux

LES EOLIENNES, DU VENT[1] ?

 

par M. BOITEUX

agrégé de l’université[2]

 

Que penser des éoliennes ? La réputation me suit chez mes compatriotes d’être parmi les « contre ». Je ne suis pas contre les éoliennes, je suis contre la politique de développement, coûteuse, dont on fait peser subrepticement le poids sur les consommateurs d’électricité sans leur demander leur avis.

 

Mais la demande existe, dit-on, et les communes françaises en réclament. C’est vrai. Mystères de l’agronomie, «  on arrose les mairies et ça fait pousser les éoliennes » a écrit un mauvais plaisant. Mais si les mairies en demandent, ce n’est pas tellement parce que leurs administrés goûtent la poésie de ces hélices aériennes, mais parce que ça rapporte. Et ça rapporte parce que, aux prix artificiels où leur production est achetée en France, les promoteurs de ces engins disposent de tous les moyens financiers nécessaires pour conquérir, à défaut de leur sympathie, l’accord des municipalités réticentes et des particuliers sinistrés.

 

Cela dit, si c’est l’intérêt général qui justifie la réalisation des « fermes éoliennes » qui envahissent aujourd’hui les paysages, il est naturel que les promoteurs de ces matériels disposent des moyens financiers nécessaires pour gagner leur vie en faisant bénéficier leurs concitoyens de ces précieux engins.

 

Mais est-ce bien, en France, l’intérêt général ? Les partisans l’affirment : la technique aurait fait de tels progrès que le coût du kwh éolien est pratiquement descendu aujourd’hui au niveau du prix du kwh livré chez les particuliers ‒ le « kwh domestique » dans le jargon des électriciens.

 

Escroquerie rétorquent certains économistes (ou prétendus tels) de l’électricité, qui font remarquer que le kwh domestique en question est un kwh « garanti » disponible à la demande à toute heure du jour et de la nuit, aux extrémités d’un réseau gigantesque, et cela sitôt qu’on tourne le bouton. Alors que le kwh éolien est un kwh capricieux et sur lequel on ne peut compter dans les hivers difficiles où un vaste anticyclone, étendu sur l’Europe occidentale, supprime presque tous les mouvements d’air en même temps qu’il fait régner sur nos contrées habituellement tempérées un froid sibérien. Or c’est précisément dans ces circonstances difficiles que nos concitoyens, frigorifiés dans des logements mal isolés, se précipitent dans les magasins voisins pour acheter des petits radiateurs électriques d’appoint, autrefois « paraboliques », dont la consommation tire sur les réseaux et menace de mettre en panne tout le système.[3]

Autrement dit, l’énergie éolienne a non seulement la caractéristique d’être aléatoire, mais celle, encore plus fâcheuse, d’être quasiment absente dans les périodes exceptionnelles où l’on en aurait particulièrement besoin. Résultat : l’éolien n’économise pratiquement aucun investissement alternatif, il n’économise que des frais de fonctionnement d’installations classiques dont l’existence reste nécessaire en tout état de cause. Il remplace de la consommation de gaz, de fuel, et éventuellement d’uranium … lorsqu’il vente ; mais, qu’on construise ou non des éoliennes, il faut pratiquement disposer par ailleurs des mêmes capacités de production. Dans ces conditions, si l’on veut en apprécier l’intérêt économique, la « rentabilité », il faut associer à chaque MW d’éolienne un MW de turbine à gaz, laquelle turbine tournera pour remplacer les éoliennes défaillantes, notamment lorsque, en hiver difficile donc sans vent, on devra mobiliser partout tous les moyens disponibles.

 

Cas extrême, improbable, dira-t-on. Mais c’est précisément pour faire face aux cas extrêmes et relativement peu fréquents que nos sociétés doivent s’organiser, qu’il s’agisse des brigades de pompiers pour faire face aux incendies, heureusement rares, des chaloupes de secours dans les bateaux ou dans les avions qui pourraient tomber à l’eau, etc … La chaloupe de secours de l’éolienne, c’est la turbine à gaz, et il faut en incorporer le coût dans celui du procédé, comme il faut incorporer le coût de la porte de secours dans celui d’une salle de cinéma. Cette évidence saute aux yeux des électriciens. Elle frappe moins les non-spécialistes, qui ont beaucoup de peine à introduire dans leurs réflexes les conséquences de ce caractère spécifique de l’électricité d’êtrerigoureusement non stockable : faute de pouvoir faire des réserves pour l’hiver, il faut être en état, le moment venu, de produire le nécessaire à tout instant quoi qu’il arrive.

 

Deuxième point, on a évoqué autrefois l’avantage qu’a l’éolienne d’être une énergie « de proximité ». Il a bien fallu se rendre compte qu’une petite éolienne a côté d’une petite maison, ça coûtait vraiment très cher. En fait, pour les éoliennes, il n’est plus question aujourd’hui d’énergie « de proximité ». Pour approcher de la rentabilité, il a fallu faire appel à des éoliennes gigantesques, regroupées par dizaines. Mais les à-coups de leur production, quand le vent se lève ou s’arrête, sont tels qu’il n’est plus question à cette échelle d’opérer sur les réseaux locaux de capillaires électriques : il faut remonter la connexion jusqu’aux artères principales, au niveau des fournitures en gros, avant de redescendre ensuite aux capillaires qui assurent les fournitures de détail. C’est donc au stade des prix de gros qu’il faut faire les comparaisons de coût[4].

 

Si, à ce stade des prix de gros, l’éolienne, munie de sa turbine à gaz, parvient à produire à un prix de revient comparable à celui des  moyens classiques de production, c’est très bien et il faut développer rapidement ces si sympathiques outils alternatifs. Je dirais même que lorsqu’on est seulement tout près de cet heureux résultat, le moment est venu de se préparer à lancer de vastes programmes. En revanche, si toutes corrections faites ‒ y compris la prise en considération du coût énorme des réseaux à construire pour encaisser les conséquences électriques des coups de vent ‒ l’éolien n’est toujours pas compétitif, on est et reste dans le domaine de la « Recherche-Développement » : le travail doit alors continuer à se faire au niveau des chercheurs pour progresser dans la qualité des matériaux et les techniques de régulation, en attendant de pouvoir descendre un jour sur le terrain.

 

Pourtant, me dit-on, si l’on fait des éoliennes en série sur un même site, les prix de revient diminuent singulièrement. Certes, mais tant que la dernière réalisation n’est pas enfin rentable, on diminue sans doute le déficit unitaire par éolienne construite, mais on augmente le déficit global … sans rien apprendre de plus.

 

En tout cas, à ce stade, c’est dans les pays en développement et très ventés que les promoteurs des éoliennes devraient tester leurs produits.

°

°   °

En conclusion, je ne suis pas « contre les éoliennes ». Je suis contre les défenseurs du vent qui, pénétrés plus ou moins consciemment de la transcendance de leur cause, se croient autorisés à asseoir leur conviction et leur prosélytisme sur des arguments biaisés.

 

Mais, à partir du moment où l’on admet de raisonner sur une éolienne munie de sa turbine à gaz, et à considérer que le prix de revient du kwh fourni par cet engin se juge au niveau des fournitures industrielles en gros, le débat redevient possible.

 

       Aujourd’hui, la situation est claire en France : dans les conditions actuelles de tarification de l’électricité, l’éolienne est très loin de la rentabilité.

 

Mais ne faut-il pas admettre que le prix (de gros) du kwh français standard va inévitablement évoluer à la hausse, et supporter aux heures de pointe, un jour ou l’autre, une taxe carbone ?

 

Or, c’est dans la perspective des dix ou vingt prochaines années qu’il faut se situer, et se demander si le renchérissement des moyens de production d’origine fossile ou nucléaire, et celui de la taxe carbone, ne vont pas améliorer notablement la confrontation avec l’équipage éolien (l’éolienne et sa turbine à gaz associée).

 

Là, la question est ouverte, et on peut en discuter utilement.


 

ADDENDUM CRITIQUE

 

J’ai voulu faire court … et les objections ont jailli.

 

[1] La France aurait la chance, elle, d’avoir deux régimes de vent complémentaires grâce à ses deux façades, atlantique et méditerranéenne. C’est vrai en année moyenne et c’est une chance pour les éoliennes nationales (par opposition aux éoliennes allemandes). Mais ce n’est plus le cas dans les périodes ‒ anticycloniques ‒ de grand froid et de calme plat. Périodes vraiment exceptionnelles objectera-t-on. Certes, mais il faudra bien y faire face ! Dites à votre voisin de bien veiller à avoir trop chaud lors des hivers doux pour pouvoir supporter plus aisément les hivers froids et mal chauffés : il vous rira au nez.

 

Cela dit, il se peut que l’absence totale de vent utile sur toutes les éoliennes de France soit assez exceptionnelle pour qu’on doive admettre que la turbine à gaz associée soit un peu moins puissante que l’éolienne : entre 0,8 et 1, je ne me battrai pas !

 

[2] Il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’au grand réseau pour évacuer la totalité de la production d’un champ d’éoliennes ; une partie ne peut-elle être consommée sur place ? Sans doute, mais ça revient au même car les à-coups de production des éoliennes devront de toute manière être encaissés à un niveau assez en amont des réseaux pour que ces à-coups n’entament pas la qualité du courant délivré aux consommateurs des alentours.

 

[3] L’énergie éolienne est aléatoire, certes, mais ces aléas se fondent à l’échelle nationale dans la masse des productions sûres, et les réseaux ont des marges pour faire face à d’éventuels incidents de production ou de transport. Ce raisonnement, parfaitement valable pour quelques groupes d’éoliennes dispersés ici ou là, ne l’est plus du tout quand l’apport de cette forme d’énergie devient significatif. Nos voisins allemands en savent quelque chose, qui ont dû procéder à des renforcements considérables et extrêmement coûteux des réseaux évacuant la production des éoliennes de la mer du Nord quand il y a du vent, et important tout ce dont on a brusquement besoin sur place quand le vent s’arrête. Et les réseaux électriques ça coûte très cher, pas seulement en offenses au paysage !

 

[4] Certes, l’électricité est rigoureusement non stockable en l’état actuel des techniques utilisables pour les « piles » et les « accumulateurs », mais la France a des barrages dans les Alpes et les Pyrénées qu’on peut remplir quand il y a du vent, et vider quand le vent s’arrête. Sans doute, mais dans les hivers froids ‒ toujours le même problème ‒ les barrages font partie des moyens sur lesquels on a déjà prévu de compter pour tenir, et on ne peut leur demander d’assurer en plus le secours des éoliennes en panne (sauf à avoir prévu quelques barrages supplémentaires à cette fin, mais il faut alors en ajouter le coût, et celui des réseaux ad hoc, au coût des éoliennes pour apprécier la rentabilité de ces capricieux engins).

 

[5] Mais ne faut-il pas accepter que dans ces circonstances exceptionnelles, on organise un système de coupures tournantes épargnant les services essentiels à la collectivité et alternant les sacrifices ? C’est effectivement ce que l’on fait dans les pays sous-développés … et le problème se pose dans les mêmes termes avec ou sans éoliennes :sommes-nous encore assez riches, pauvres français, pauvres européens, pour continuer à exiger une qualité de service excluant les coupures tournantes, qualité que nos moyens ne nous permettraient plus ? Ce qui précède ici s’entend, bien sûr, après qu’on ait exploité les souplesses nouvelles que nous promettent les « réseaux intelligents » (de même qu’autrefois le passage des hivers difficiles était calculé en tenant compte de toutes les possibilités d’ « effacements contractuels » exceptionnels que permettaient les techniques de l’époque).

 



[1] A paraître dans les Tribunes Parlementaires Européennes – mars 2012.

[2] M. BOITEUX, membre de l’Institut (de France), fut le patron d’EDF de 1967 à 1987.

[3] Qu’en plein hiver les électriciens assurent quoi qu’il arrive la fourniture du chauffage électrique dont ils ont vanté les mérites, c’est la moindre des choses. Mais voila qu’on leur demande d’assurer aussi le secours des chauffages concurrents à fuel ou à gaz, dépassés par l’ampleur  du froid ! La religion de l’entropie conduit certains prêtres de l’écologie à dénigrer le chauffage électrique. Mais si l’on pouvait, pour commencer, interdire tous les appareils de chauffage d’appoint qui viennent secourir par grand froid les autres chauffages de base, qu’ils soient au gaz, au fuel ou tirés d’une pompe à chaleur, ce serait déjà un sérieux progrès !

[4] Y compris, toutefois, une correction au titre de ce que serait une « taxe carbone » raisonnable quand le vent remplace des combustibles.

  • Assemblée Générale Ordinaire des Adhérents de Sauvons Le Climat
ARTICLES