Marcel BOITEUX, Membre de l’Institut : La taxe ou les Soviets ? [1]
Après deux excellents exposés introductifs, bien ciblés, il n’est peut-être pas inutile d’en revenir aux généralités, si ce n’est aux redites.
C’est pourquoi je débuterai mon propos en plagiant brièvement la conférence solennelle que j’avais dû improviser au Congrès mondial de l’énergie, il y a un peu plus de vingt ans. On s’inquiétait déjà des risques que l’épuisement progressif des ressources du globe faisait peser sur l’avenir de l’humanité. Aussi avais-je commencé par raconter l’aventure d’un prospectiviste anglais qui s’était interrogé, vers le milieu du XIXème siècle, sur l’avenir lointain des besoins de transport dans la ville de Londres. Sa prévision à l’échelle du siècle s’avérera assez bonne. Mais il y avait renoncé : avec un tel trafic, un mètre de crottin se serait accumulé chaque jour dans les rues ! Il n’avait pas prévu l’automobile.
Nous sommes maintenant sept milliards d’humains, bientôt neuf, et c’est clair : si l’on exclut le progrès technique, l’avenir du monde est rapidement bouché.
Est-ce à dire que le progrès des connaissances et des techniques permettra éternellement à l’humanité de survivre de plus en plus confortablement sur notre petite planète ? Certainement pas, et j’avais illustré cette impossibilité en extrapolant à long terme la croissance de la demande d’énergie mondiale telle qu’on l’observait à l’époque : en un espace de temps plus bref que celui qui nous sépare aujourd’hui de Jésus-Christ, en moins de 2000 ans donc, il allait falloir transformer en énergie, selon la loi d’Einstein E = mc², toute la masse du globe terrestre, humanité comprise. Extrapolation absurde, mais éclairante : si grand que puisse s’avérer durablement le progrès des connaissances et des techniques, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, la croissance des besoins matériels de l’humanité allait nécessairement rencontrer un jour ou l’autre des limites physiques infranchissables.
N’oublions donc pas le progrès technique, certes. Mais ne croyons pas qu’il résoudra tous les problèmes à venir de l’humanité, piégée sur ce vaisseau spatial qu’on appelle la Terre ... Reste à dater les échéances.
Pour ceux qui pensent qu’on a déjà demandé beaucoup au progrès technique et que les limites de notre croissance matérielle sont déjà atteintes, si ce n’est dépassées, il y a urgence. Comme le disait à peu près un ancien président de la République, « la maison brûle et nous ne faisons rien ! ». C’est vrai, si la maison brûle, il n’est plus temps de songer à mettre en concurrence deux compagnies de pompiers, celle de l’arrondissement et celle de la banlieue voisine ; et la dame qui appelle à l’aide à la fenêtre, entourée de fumée, n’a guère l’esprit à faire un appel d’offres pour savoir quel est, en bas de l’échelle, celui des pompiers qui acceptera de venir la chercher à moindre prix – ou de la façon la plus agréable : c’est le capitaine des pompiers qui, autoritairement, désignera son sauveur, et tant pis si ce soldat du feu sent l’ail.
Donc, s’il y a réellement urgence, il faut, comme on sut le faire dans les années de guerre, réglementer, rationner, punir : c’est l’avenir de l’humanité qui est en cause. On rencontre ici, un peu caricaturée certes, l’attitude de certains « écologistes » – généralement d’ailleurs de tradition libertaire – qui, face à la terrible menace qui pèse sur le monde, sont prêts à sacrifier « les libertés ». Sacrifice provisoire disent-ils, en attendant que l’humanité ait pris enfin le bon chemin. Il sera de nouveau possible alors de restaurer ces précieuses libertés, dans un monde enfin mature où l’amour du prochain, la sobriété, et l’empathie avec la Nature auront ouvert de nouveaux horizons au genre humain. En attendant, force est bien de faire taire les malheureux récalcitrants qui n’ont toujours pas compris que c’est l’avenir de la planète qui est en jeu, et que – provisoirement et à regret – cette cause sacrée autorise tous les moyens pour contraindre les inconscients à l’obéissance et au silence. Tous les moyens ...
A l’inverse, certains pensent que le progrès des connaissances et des techniques nous réserve encore bien des surprises heureuses, dont il est impossible de deviner dès maintenant la nature (telle que la maîtrise du crottin grâce à l’automobile). Certes, une croissance matérielle sans limite est exclue, mais le progrès technique éloigne encore chaque jour les frontières du possible, et l’on a tout le temps de voir venir. Bien sûr, les gaspillages stupides sont à exclure, mais songeons d’abord aux urgences : la faim dans le monde, la maladie, la gestion de l’eau certes, mais aussi le chômage et la croissance économique puisque, tel le cycliste, les économies occidentales ne savent tenir qu’en avançant. Sauvons donc la croissance, luttons pour le plein emploi, finançons largement la recherche et ses applications au développement de nos économies ; et n’en ayons pas moins une pensée pour les pauvres, et pour les « écologistes »[2].
Je crois pour ma part que, comme souvent, la vérité se situe entre les extrêmes. Certes, il faut s’occuper réellement du problème. Mais l’urgence n’est pas telle qu’on doive renoncer aux libertés et se laisser entraver dans un réseau impérieux de règlements, d’interdictions et de rationnements – le tout accompagné des contrôles et des punitions qui vont nécessairement avec. Il est vrai toutefois, que toutes ces règles et contraintes auraient été de nature à créer d’innombrables emplois pour les concevoir, les édicter, les contrôleret punir les coupables – emplois qui ont la singulière caractéristique de ne produire aucune richesse, et donc d’épargner les ressources rares de la croûte terrestre (contrairement à ce qui serait arrivé si ces emplois avaient été consacrés à produire du bien-être matériel pour les uns ou les autres, des logements par exemple).
Il n’en est pas moins indispensable, d’ores et déjà, de se soucier des raretés et nuisances non marchandes qui pourraient un jour ou l’autre peser sur nos avenirs. Mais dès lors qu’il n’y a pas extrême urgence, il n’est pas nécessaire que ce contrôle fasse l’objet d’interdictions et de rationnements dictatoriaux. Les prix sont précisément là pour orienter les choix, et leur mérite est de susciter librement une réaction équilibrée des usagers : l’effort sera automatiquement réparti de manière à obtenir le maximum de résultat à effort global égal. C’est ainsi que si une taxe générale sur le carbone est édictée, on ne verra plus, comme aujourd’hui, des interdictions abusives susciter ça et là des économies de CO2 dont le coût élevé permettrait d’économiser, à dépense totale égale, dix fois plus de gaz carbonique dans un autre secteur, plus dispersé, qu’on a renoncé à contrôler[3].
Toutefois, c’est vrai, les taxes ne suscitent pas des réactions aussi immédiates que les interdictions. Mais, à terme, elles finissent par avoir le même effet global ; et cela, répétons-le, au coût le plus faible pour l’ensemble des émetteurs. Encore faut-il résister, là encore, à la tentation permanente de créer des emplois artificiels en optant instinctivement pour le système de perception le plus coûteux. Si taxe carbone généralisée il y a, et à un taux uniforme comme l’efficacité l’exige, la manière la plus simple et la plus économique de la percevoir, c’est de le faire à la source : on taxe le charbon à la sortie des mines nationales, à l’entrée dans les ports et aux frontières de la zone contrôlée ; on taxe le pétrole à la sortie des pipe-lines et à l’entrée des pétroliers dans les ports ; on taxe le gaz à la sortie des tuyaux internationaux et aux ports de liquéfaction. C’est facile, la fraude est limitée et le coût de perception très faible. Il suffit ensuite de détaxer les quelques tonnages qui donnent lieu à des usages non énergétiques, tels les usages chimiques (quitte à les taxer par ailleurs pour d’autres types de nuisance). Cette détaxation rappellera utilement aux usagers non détaxés que le combustible qu’ils consomment est pénalisé au titre des nuisances qu’il engendre. Rien n’empêche, au surplus, de s’appuyer sur une petite partie des fonctionnaires libérés par ce mode économique de perception pour apporter la bonne parole aux usagers, et souligner notamment les nuisances des produits dont ils usent, qui justifient leur taxation[4].
Entre l’urgence, qui oblige à des procédés coûteux et dangereusement autoritaires, souvent mal équilibrés, et l’insouciance que suscite l’idée qu’on a bien le temps encore, il existe donc des solutions intermédiaires, économes en contrôleurs, en injustices et en argent. C’est vrai, s’il y a urgence, c’est trop tard. En revanche, si on peut éviter grâce aux taxes les rationnements autoritaires et la société policière que dénonçaient autrefois les écologistes, on évite en même temps les erreurs, parfois énormes, que risquent de commettre les fonctionnaires-dictateurs chargés d’organiser autoritairement le bonheur du peuple.
Quittant les généralités pour redescendre au quotidien, je prendrai ici un exemple des confusions que peut susciter le mélange de l’approche scientifique avec l’approche volontariste de ceux qui nous veulent du bien. Il s’agit des bilans énergétiques, qui exigent que l’on fixe des équivalences entre les diverses formes d’énergie. Dans les bilans à la production, on peut sans doute discuter les taux d’équivalence retenus entre la tonne de charbon, le baril de pétrole, le m3 de gaz et le kWh d’électricité, mais les ordres de grandeur sont respectés. En revanche, certains s’autorisent à faire des bilans en énergie « finale », ou en énergie « utile », et l’électricité voit sa place fortement réduite dans ces bilans au titre du principe de Carnot – lequel veut que pour transformer de l’énergie thermique en énergie mécanique, on en perde presque les deux tiers. C’est vrai, et il n’y a rien d’important à objecter à cela. En revanche, on peut demander que l’on en fasse autant pour les autres énergies utilisées à des fins mécaniques, ce qui n’est pas le cas. L’automobiliste sent bien, en tâtant son radiateur à l’arrivée chez lui, qu’une chaleur importante s’en dégage. Normal ! Là aussi, pour transformer l’énergie du pétrole en énergie mécanique propulsant la voiture, il faut en perdre en chaleur, au titre du principe de Carnot ; et il faut en perdre beaucoup plus que dans les centrales thermiques d’EDF parce qu’on ne peut envahir et surcharger le moteur de la voiture, mobile, de tous les dispositifs dont bénéficie une centrale, fixe, pour améliorer son rendement. Là, ce n’est plus les deux tiers de l’énergie qui partent en chaleur à travers le radiateur des automobiles, c’est les quatre-cinquièmes, si ce n’est plus. Dans les bilans énergétiques en usage final, s’il faut diviser environ par trois la part de l’électricité, il faut donc diviser par cinq ou six (sept pour les plus vieilles voitures !) la part du pétrole carburant, ce qui réduit considérablement aussi le total du bilan. Mais alors, dans ces bilans en consommation finale, la part relative de l’électricité cesse d’être minime – contrairement à ce que cherchaient à faire croire tous ceux qui s’attachent à convaincre qu’on peut se passer assez facilement de beaucoup d’électricité, notamment nucléaire.
Là, la statistique n’est pas utilisée pour éclairer les décideurs, mais pour étayer une thèse ... sans être trop exigeant sur les moyens. Il ne s’agit plus de science, mais de propagande, et on peut regretter que les chercheurs et ingénieurs compétents n’osent même plus dénoncer ce genre de manipulation.
En tout cas, cela montre bien que le mécanisme des prix, corrigé par des taxes uniformes et publiques, vaut certainement mieux que la soumission à des choix autoritaires fondés sur des statistiques tendancieuses.
Ce n’est pas là, il s’en faut, le seul exemple de ce à quoi peut conduire une économie administrée où l’on s’ingénie à s’affranchir du jeu des coûts et des prix. A cet égard, le cas de l’électricité française est tout à fait typique. Le projet initial était de soumettre dorénavant l’électricité européenne, comme la plupart des biens et services, au jeu classique de la concurrence et des marchés. On échapperait ainsi au risque de voir les monopoles pratiquer des prix abusifs. Mais, aujourd’hui, on s’aperçoit – un peu tard – que ce n’était pas du tout le cas en France et, contrairement au projet initial de s’en remettre au marché, on refuse dorénavant de laisser les prix français de l’électricité s’aligner, en forte hausse certes, sur ceux du marché européen. Ce refus d’augmenter les prix encourage vivement la consommation. Mais on s’attache, par ailleurs, à décourager les usagers par tous procédés administratifs : normes, recommandations, pénalités. Dans ce genre de situation, le prix n’est plus fait pour orienter les choix – l’Etat et la réglementation y pourvoient par les consignes ou les files d’attente – mais pour protéger les revenus des usagers. Encourager par les prix et décourager par la réglementation ou la file d’attente (le délestage dans le cas de l’électricité), c’est exactement ce qui se passait en Union Soviétique pour les biens courants, avec les résultats que l’on sait.
Ainsi s’esquissent, dans le lacis de plus en plus épais des règlements et des informations ou commentaires contradictoires qui nous assaillent coûteusement de tous côtés, les termes d’une alternative fondamentale : la taxe ou les soviets ?
[1] Paru dans le n° 170 de la Revue Passages, février 2012.
[2] « Ecolos » ayant pris un tour injurieux, comment distinguer, pour l’écologie, les scientifiques et les militants – l’un n’excluant pas l’autre. En attendant que l’Académie française se soit prononcée, j’opte pour les guillemets quand il s’agit de militants.
[3] On citera ici, pour mémoire, la solution consistant à créer un marché des « droits à polluer » qui, à défaut de la taxation, est sans doute la moins mauvaise des mauvaises solutions. Qu’on songe au coût de la mise en place d’un marché des droits à polluer, du contrôle de la détention des droits pour ceux qui y sont soumis, des dispositions à prendre vis-à-vis de ceux qui n’y sont pas soumis - sans parler des scandales discrets suscités par la distribution gratuite des droits initiaux (qui auraient dû être mis aux enchères) : intéressant exemple des faiblesses d’un système théoriquement parfait ...
[4] Combien d’automobilistes savent-ils encore qu’on vérifiait (autrefois) que le produit annuel des taxes sur l’essence et le gasoil couvrait à peu près le coût du réseau routier. Car c’était là le procédé le moins coûteux, et le moins injuste, pour faire payer aux usagers le service des infrastructures dont ils bénéficiaient.