Petite analyse des opinions de Guy Sorman et Judith Curry sur les sciences du Climat

François-Marie Bréon et Jean Poitou

Dans Le Point du 2 août 2018, Guy Sorman reprend sur 3 pages les propos de la climatologue Judith Curry, et ce sans aucune distance.  Il est clair qu’il adhère à sa vision des sciences du climat, très critique sur le consensus scientifique tel que porté par le GIEC.  Il est bien sûr possible d’être en désaccord avec les conclusions de cet organisme mais cela nécessite un bagage scientifique que Guy Sorman n’a manifestement pas.  Quant à Judith Curry, ses propos tels que rapportés dans l’article du Point sont, sur des points importants, en tel décalage avec la réalité qu’on ne peut plus invoquer l’erreur innocente.  Si la transcription de l’interview est sincère, il faut bien parler de mensonges et de manipulation, que Guy Sorman n’a manifestement pas su reconnaître.

Nous donnons ci-dessous quelques extraits de l’article dont nous expliquons en quoi ils sont inexacts.

Francois-Marie Bréon, Jean Poitou*, Climatologues au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement
* retraité

 

En italique gras les phrases extraites de l’article suivies de nos commentaires.


-Elle [Judith Curry] a dirigé le département des sciences de la Terre […] avant de renoncer à toutes ses fonctions universitaires pour s’exprimer de manière indépendante. 

Il semble plutôt que Judith Curry ait choisi de bénéficier de sa retraite.  Ça fait une bonne dizaine d’années qu’elle s’exprime très librement contre le consensus scientifique sur le climat, et ses postes universitaires ne semblent pas avoir restreint sa parole sur la période.  Il semble plutôt que ses positions scientifiques soient devenues indéfendables dans le milieu académique et qu’elle préfère occuper une place dans les médias grand public plus faciles à convaincre


- Oui, il [le climat] se réchauffe, mais on ne sait pas trop pour quelles raisons.

Une augmentation des températures de la Terre en conséquence à l’utilisation des combustibles fossiles a été annoncée dès la fin du 19ème siècle.  Le réchauffement constaté aujourd’hui est en bon accord avec ce qui était annoncé par la communauté scientifique, et synthétisé par le GIEC, dès les années 1990.  Il est donc indéniable qu’il existe une “raison” au réchauffement constaté.  Cette explication ne plait sans doute pas à Judith Curry, mais on ne peut nier son existence. 


- le facteur humain et particulièrement le dioxyde de Carbone contribue à ce réchauffement, mais pas de manière décisive.

Nous notons une évolution positive de Judith Curry qui reconnaît maintenant le rôle du CO2.  On peut se demander pourquoi elle estime que sa contribution n’est pas décisive alors qu’elle n’a aucune autre explication à proposer


- … presque la moitié du réchauffement constaté au XXème siècle s’est produit lors de la première moitié, avant le développement mondial.

Nous encourageons le lecteur à analyser la courbe de température mondiale et à décider si cette affirmation peut être sincère.  Tout est dans la définition du “presque”

http://www.columbia.edu/~mhs119/Temperature/globalT_1880-1920base.pdf


- Des facteurs naturels que l’on ignore furent donc la cause de ce réchauffement là …  Aucun modèle climatique … ne peut expliquer cette tendance au début du XXème siècle. Aucun non plus ne permet de comprendre pourquoi de 1950 à 1970 le climat se refroidit

Les modèles utilisés pour la rédaction du 5ème rapport du GIEC (2013) reproduisent de façon satisfaisante l’évolution du climat au cours du 20ème siècle.  Voir la figure http://www.climatechange2013.org/images/figures/WGI_AR5_FigFAQ10.1-1.jpg

Il est exact que les modèles n’ont pas la capacité de reproduire les aspects chaotiques de l’évolution du climat, qui jouent sur le court terme (moins de ≈20 ans).  Mais pourquoi insister sur ce point, plutôt que sur la capacité des modèles de climat à bien reproduire les tendances sur les plus longues échelles de temps ?  C’est bien cette capacité qui est essentielle lorsqu’on parle de changement climatique anthropique.


- les actuels savants travaillant pour l’ONU…

L’ONU ne paye aucun des chercheurs, qui font leur travail de recherche dans le cadre de leur institution.  Le GIEC est un organisme mis en place par l’ONU pour faire une synthèse de la littérature scientifique.  Les chercheurs qui participent à la rédaction du GIEC sont autorisés à travailler, pour une fraction de leur temps de travail, à cette rédaction.  Ils ne travaillent pas pour l’ONU.


- [Le niveau des mers] est parfaitement mesuré depuis les années 1860

C’est faux.  Les mesures du niveau des mers sont difficiles car il faut prendre en compte les variations de niveau de la terre qui peut avoir des mouvements locaux par suite d’effets naturels (équilibre isostatique après la fonte des grands glaciers de la dernière période glacière) et anthropique (impact du pompage des nappes phréatiques).  Il y a de grandes incertitudes sur les variations fines du niveau des mers avant les mesures satellitaires


- on ne constate pas de notre temps, sous l’effet de l’industrialisation et du dioxyde de carbone, d’accélération particulière [de la montée du niveau de la mer].

Il est certain que, sur les 30 dernières années, la hausse du niveau des mers est plus rapide que ce qu’elle a été pendant le 20ème siècle.  Même sur la relativement courte période couverte par les observations par satellite (25 ans), on peut détecter une accélération de cette hausse. Voir l’article http://www.pnas.org/content/115/9/2022


- la climatologie est devenue un parti politique de tendance totalitaire.

On se demande bien ce qui peut pousser Judith Curry a une telle affirmation.  Il n’y a rien de totalitaire dans le consensus scientifique sur le changement climatique qui ne semble pas plaire à Judith Curry. Le consensus ne l’a jamais empêché d’exprimer son opinion, même si très peu de ses collègues l’ont suivie.


- Nul n’est bien vu qui ose s’interroger sur les causes naturelles de la variabilité du climat.

Bien au contraire, il y a un gros travail pour comprendre les causes naturelles et quantifier leur effet.  Ainsi, l’impact des volcans et de la variabilité solaire ont été très étudiées durant les deux dernières décennies.  De même, les chercheurs du climat cherchent à mieux comprendre les fluctuations chaotiques qui entraînent des variations aux échelles décennales.


- le paragraphe Médailles et promotions

Judith Curry affirme que les climatologues suivent l’opinion générale dans le but de s’assurer des financements et des promotions.  Pourtant, aux USA, les gouvernements Bush et, depuis peu, le gouvernement Trump, ne sont pas particulièrement favorables au consensus sur le changement climatique.  Cela n’a jamais empêché les climatologues américains d’avoir une position sur le changement climatique en phase avec celle de leurs collègues européens. 

Par ailleurs, il est beaucoup plus facile de se faire un nom en ayant une position iconoclaste.  Il est certain que Judith Curry serait une inconnue si elle n’avait pas pris ses positions à contre-courant de l’opinion générale.  On note aussi que, malgré ses positions de longue date, Judith Curry est devenue directrice du programme des sciences de la Terre dans son université. 

Quant à dire que tous les climatologues sont des gauchistes et ne font ce métier que comme levier politique, c’est du délire.


- Les industries nucléaires […] commencent à soutenir les mouvements écologistes hostiles au charbon et au pétrole, ce qu’elles n’ont, depuis lors, pas cessé de faire.

Les mouvements écologistes sont, pour la très grande majorité, viscéralement hostiles au nucléaire ; c’est particulièrement le cas pour ceux qui disposent de moyens financiers importants dont on aimerait connaître l’origine.  Est-il sérieux de penser que les industries nucléaires soutiennent Greenpeace ou d’autres organisations du même type ?  Il y a par contre des preuves claires que l’industrie du charbon a financé (aux USA) des think-tanks niant l’impact du CO2 sur le climat


- la NASA […] construit alors des modèles prévisionnels d’évolution du climat qui se cristallisent sur le dioxyde de carbone parce que c’est un facteur facile à repérer. … les climatologues … ne travaillent plus que dans cette seule direction.

Il est complètement faux d’affirmer que les climatologues ne s’intéressent qu’au CO2.  Les modèles de climat prennent en compte de très nombreux autres facteurs qui sont perturbés par les activités humaines (autres gaz à effet de serre tels que le méthane ou l’ozone, les aérosols, le changement d’occupation des surfaces), mais aussi les processus naturels (volcans, soleil, processus biosphériques).


- Pachauri m’avoua sans vergogne qu’il ne recrutait pour l’ONU que des climatologues convaincus par la cause du dioxyde de Carbone

A nouveau, l’ONU ne recrute pas de climatologue ; en tout cas, pas via le GIEC (que présidait Pachauri).  Il est donc certain que Pachauri n’a pas fait cette déclaration à Judith Curry.


- La recherche n’est pas basée sur le consensus, mais sur la contradiction

Il semble donc que Judith Curry s’opposera à toute personne qui dira qu’il y a consensus sur le fait que la Terre est sphérique, que l’énergie se conserve dans les processus thermodynamiques, et que l’information génétique est portée par l’ADN.  Bien sûr, une contradiction (un regard critique) est indispensable, pour aboutir au consensus, qui est aussi nécessaire pour que la science puisse progresser.


- le GIEC fait des déclarations qui servent des intérêts politiques ou financiers, tels ceux de l’industrie nucléaire.

Le rapport du groupe de travail III du GIEC, consacré aux moyens de lutter contre le réchauffement, ne mentionne le nucléaire qu’avec la plus grande parcimonie. Le nucléaire y est présenté comme une des options fournissant une énergie bas Carbone (avec les énergies renouvelables et la capture du CO2) mais le GIEC insiste aussi sur la faible acceptabilité de cette option. 


- si tous les états respectaient cet engagement [l’accord de Paris] … la réduction de température serait en 2100, de 0,2°C , insignifiante.

Les accords de Paris ne portent que jusqu’à 2030.  Si on ne regarde que les émissions évitées jusqu’à cette date, on va effectivement trouver un impact modeste sur les températures. Mais il est bien évident que l’objectif est de poursuivre les réductions d’émission au delà de 2030, avec donc un impact plus important.  Le commentaire de Judith Curry est manifestement trompeur.


- Judith Curry note que nous sommes entrés, depuis un an, dans une période de refroidissement…

Les températures de 2016 ont été poussées vers des valeurs record par un très fort El Niño, comme l’avaient été les températures de 1998.  En 2017, l’événement El Niño était terminé, ce qui a conduit à de températures un peu plus faibles.  Il est absolument certain que la climatologue Judith Curry est parfaitement consciente de ce fait, comme du fait qu’une évolution du climat requiert une analyse sur une période longue.  Son affirmation qu’on est entré “dans une période de refroidissement” sur la base de deux années démontre, s’il en était besoin, qu’elle cherche à manipuler son interlocuteur. 


- la fonte de la calotte glaciaire arctique …  engagée depuis plusieurs années, ne conduit pas à la catastrophe.

La fonte de la calotte glaciaire arctique conduit à une hausse du niveau des mers de l’ordre de 1 mm/an.  Personne n’avait annoncé une catastrophe sur le court terme et Judith Curry utilise donc un faux argument pour appuyer son propos.  Les craintes sur le devenir des calottes glaciaires (arctique et antarctique) concernent le long terme car d’une part cette fonte va probablement s’accélérer et d’autre part elle va continuer sur plusieurs siècles conduisant à une hausse forte du niveau des mers, mettant en péril de nombreuses régions côtières.


- La seule rupture dramatique […] ne viendrait pas de la fonte des glaces, mais d’éruptions volcaniques, imprévisibles, qui briseraient la calotte glaciaire du pole sud.

On se demande où Judith Curry est allée chercher cette théorie.  La calotte polaire Antarctique a parfaitement résisté à des éruptions volcaniques cataclysmiques, et on voit mal par quel mécanisme il en serait autrement dans le futur


- La recherche devrait se diversifier, s’intéresser aux causes naturelles du changement climatique …

La recherche sur le climat s’intéresse aux causes naturelles du changement climatique.  Les résultats obtenus indiquent que cette contribution naturelle est faible devant les changements constatés sur la deuxième moitié du XXème siècle et le début du XXIème.  Judith Curry semble persuadée qu’il y a “autre chose” mais ne nous donne pas ses arguments en faveur de cette opinion.


- Elle estime que la recherche devrait […] ne pas se focaliser sur les facteurs humains qui, selon elle, comptent pour moins de 40% du changement climatique

Vu que Judith Curry est incapable d’expliciter le mécanisme alternatif qui pourrait expliquer le réchauffement, on est en droit de se demander comment elle peut arriver à une quantification de la part respective de chacun


- les ouragans font de notre temps moins de dégâts que par le passé

Les assureurs disent exactement le contraire : les ouragans et autres catastrophes climatiques coûtent de plus en plus cher à la société.  Il y a sans doute moins de pertes de vie humaine, mais les dégâts matériels sont très importants.


- Nul pourtant ne conteste la validité de ses recherches et des données qu’elle avance…

Cette affirmation peut sembler en contradiction avec celles, plus haut dans l’interview, qui indiquent que la climatologie est devenue totalitaire et que ceux en désaccords sont ostracisés.

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